[Ma deuxième tentative d'approche de Bolaño, sur recommandation de l'amie Ingannmic, qui préconise à raison ce titre-ci pour s'initier à l'auteur. Tentative concluante et très certainement conclusive.]
Sur son lit de mort, dans un monologue (intérieur ?) ininterrompu et ondulant, un vieux prêtre chilien, qui est aussi critique littéraire et poète à ses heures, dresse un bilan autobiographique de ses rapports aux lettres - voire des lettres au Chili ou par moments de la condition universelle du lettré - , semblable à une confession du péché d'acédie (couardise plus que paresse). Taraudé par la culpabilité qui s'incarne en un jeune homme aux cheveux blancs, l'on devine que le vieillard s'en prend surtout à sa propre conscience, mais d'une façon obscure et sans véritable repentir.
La prose obscure est le fait de cet auteur : j'en suis désormais persuadé. Elle est réalisée par l'ondulation à laquelle je viens de faire référence, qui s'opère au moins sur trois plans : 1. stylistique - alternance de phrases très courtes et longues (voire très longues), de métaphores lisibles et absconses (ex. "l'ennui comme un porte-avions gigantesque" p. 127) ; 2. dans la fabula - alternance de digressions (états d'âme, retours sur le moment de la narration, méditations intemporelles, rêves actuels) et de récits d'anecdotes - presque des nouvelles ; 3. dans le plan de la narration - alternance d'une progression chronologique avec des références historiques spécifiques (élection de Salvador Allende, coup d'état de Pinochet, répressions, défascistisation manquée lors du retour à la démocratie) avec des récits qui ne relèvent pas de cette chronologie ou qui ne sont pas situables dans le temps. Ces ondulations renforcent l'idée du monologue intérieur et éventuellement celle de la probable sénescence du narrateur.
Toutefois, ce qui me semble être le fil rouge du roman, c'est de viser à une histoire littéraire du Chili à partir des années 50 ; c'est le sens de l'omniprésence du personnage secondaire du récit, sorte d'alter-ego du narrateur ou son Virgile dantesque, à savoir le critique dénommé Farewell, qui le conduit ou l'accompagne dans la rencontre des hommes et femmes de lettres qui constituent les principaux éléments des micro-récits.
Sans plus tarder, je vais citer parmi ceux-ci les récits qui m'ont le plus marqué et essayer de les situer dans la chronologie, lorsque c'est possible :
- Visite de la propriété de Farewell - rencontre avec Pablo Neruda - années 50
- Récit de Salvador Reyes (Figueroa) - rencontre de celui-ci avec Ernst Jünger et le peintre guatémaltèque - à Paris sous l'Occupation
- Récit de Farewell - le cordonnier sujet austro-hongrois et la Colline des Héros - dans l'Empire avant la Première Guerre
- Première rencontre avec Eniah et Etniarc - voyage en Europe et récits d'églises et de fauconnerie (NB le père Antonio de Burgos et son faucon Rodrigo) - fin des années 60
- Retour au Chili - réformes politiques d'Allende, manifestations de rue et lecture des classiques grecs - septembre 1970 à septembre 1973
- Deuxième rencontre avec Eniah et Etniarc - enseignement du marxisme à Pinochet et autres membres de la Junte - sans doute dans les premières années après le coup d'état
- Les "soirées" chez Maria Canales (personnage fictionnel) - ou comment les "nouveaux intellectuels" du régime, foncièrement et crassement incultes, remplacent les exilés, jusqu'à l'épisode de la découverte macabre des caves de Maria Canales - pendant et après les années de la dictature
- Retour chez Maria Canales - ou la question de la repentance - après le restauration de la démocratie.
J'aime les monologues intérieurs, les divagations erratiques ne me dérangent pas a priori. La chère Ingannmic a raison de conseiller ce roman pour plusieurs raisons : parce qu'il est court, parce qu'ici ces divagations ont une explication méta-narrative acceptable, parce que les problématiques de l'histoire littéraire et de la responsabilité des lettrés face à l'Histoire sont importantes, parce que certaines anecdotes sont agréables à lire. Personnellement, je n'adhère pas, parce que, malgré le faible nombre de pages, je ne peux m'empêcher de juger cette prose de prolixe - suis-je peut-être trop héritier de Boileau ("Ce qui se conçoit bien...") ?
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