[L'Evangile de Judas - Du Codex Tchacos | Rodolphe Kasser, Marvin Meyer, Gregor Wurst, François Gaudard]
Qui sait quelle coïncidence du calendrier m'a fait me pencher maintenant sur cet ouvrage dont j'avais sollicité l'acquisition par ma médiathèque lors de sa parution (2006), suite à un article faisant état de l'importance de la découverte archéologique du Codex Tchacos... : quelques lectures ayant trait au nihilisme ? l'attirance pour les personnages maudits de l'Histoire, dans une perspective de contribution à la réhabilitation des vilipendés ? l'intérêt pour les avatars des "personnages flottants" (Eco), entre Histoire et littérature (et religion) ? La charge littéraire du personnage de Judas lui-même ?
Ce codex, découvert en 1978 et mis à la disposition des chercheurs en 2001, possède effectivement une importance cruciale au-delà du monde des spécialistes (du proto-christianisme, etc.). Son texte peut être daté assez précisément entre 90 et 180, année où Irénée évêque de Lyon le dénigre, vraisemblablement sans l'avoir lu, dans le but de lutter contre la très dangereuse hérésie des gnostiques. Il s'inscrit donc clairement dans la tradition du gnosticisme chrétien, une doctrine qui répond de façon totalement contradictoire avec le christianisme orthodoxe à la problématique de la théodicée. Il s'agit d'un texte polémique contre ce qui est en train de devenir la mouvance dominante du christianisme, et il se fonde sur un "message secret", une connaissance ésotérique délivrée par Jésus, qui serait le Christ non par la Passion mais justement par la délivrance, à Judas, d'un tel message. Celui-ci possède un fort potentiel subversif (par rapport au judaïsme), dans la mesure où il condamne le dieu créateur - relégué au rôle de démon inférieur et maléfique, et honnit la Création, tout en maintenant pour certains une possibilité de salut à condition de ne pas "exercer leur piété" (
eur eukharisti) à l'égard du démiurge. Dans cette optique, Judas est l'apôtre par excellence, le seul qui a reconnu le Christ, celui à qui il dit : "Tu les surpasseras tous [les Apôtres], car tu sacrifieras l'homme qui me sert d'enveloppe charnelle". Le reste du message de cet évangile comporte un récit cosmologique compliqué, fondé sur les Écritures juives, tout en décelant aussi une forte influence platonicienne (
Timée, etc.), à l'instar de nombre de textes gnostiques séthiens retrouvés dans les codices de Nag Hammadi.
Ce livre comporte, après l'introduction :
- le texte de l’Évangile de Judas - de lecture assez ardue à cause des détériorations du manuscrit et des nombreuses notes de bas de page ;
- les péripéties récentes du Codex contenant entre autres cet évangile
- un commentaire sur les implications de l’Évangile de Judas par rapport au christianisme orthodoxe
- une démonstration que ce texte-ci est bien celui contre lequel écrivit Irénée de Lyon
- un approfondissement sur les sectes gnostiques par rapport au personnage de Judas.
- un très riche appareil de notes et une bibliographie sélective, les deux permettant facultativement mais aisément d'aller plus loin.
A moi qui suis totalement ignare en fait de christianisme et qui n'ai lu ni les quatre Évangiles canoniques ni les apocryphes, sans parler de la Torah, trois petites idées sont quand même venues au cours de la lecture :
1. tirée de Borges qui s'est aussi penché sur Judas et sur les gnostiques : "Si Alexandrie avait triomphé, au lieu de Rome, les histoires extravagantes et embrouillées que j'ai résumées ici seraient cohérentes, majestueuses et parfaitement ordinaires" (cit. p. 16) ;
2. grâce à ses échos multiples et divers, par ex. une synthèse avec la mythologie antique et la cosmologie biblique, par ce que l'islam professe sur le christianisme, ou même par un mirage pas si lointain du bouddhisme, ce gnosticisme chrétien eût été plus apte à l’œcuménisme que ne l'est le christianisme orthodoxe ;
3. cette doctrine cachée, sagesse ésotérique, ou comment voulons-nous la définir ?, outre que, ou peut-être parce que passablement convaincante sur certaines questions assez épineuses soulevées par le christianisme, a eu quand même la vie dure, si l'on considère le fait d'une très vraisemblable continuité/filiation théologique entre ces sectes gnostiques, la doctrine lumineuse de l'infortuné Mani, les Bogomiles, les Cathares... Elle aura donc suscité les épisodes sans doute parmi les plus sanglants et barbares de l'histoire chrétienne.
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