Après avoir exploré -notamment dans "Les âmes grises" ou "Le rapport de Brodeck"- les sombres recoins de l'âme humaine, Philippe Claudel s'attache à dépeindre, avec son dernier roman "L'enquête", l'horreur d'une société dépourvue d'âme.
Pour ce faire, il nous fait suivre le sillage de l'Enquêteur, qui découvre en même temps que nous un monde pour le moins étrange et inquiétant.
Chargé d'établir un rapport sur une vague de suicides survenue parmi le personnel de l'Entreprise, il débarque dans une ville inconnue, où règnent la grisaille, l'humidité et le silence. En effet, bien qu'il ne soit au moment de son arrivée que quatre heures de l'après-midi, les rues sont désertes et les révèrbères allumés. Le temps qu'il parvienne à trouver l'entrée de l'Entreprise, qui semble s'étendre sur la ville de manière tentaculaire, celle-ci est fermée, et il se met alors en quête d'un hôtel... quête qui n'aboutira qu'une fois la nuit bien entamée, notre Enquêteur étant alors affamé, trempé et frigorifié. Il est alors accueilli par la Géante, qui lui fait remplir un interminable questionnaire. Et ce n'est que le début d'une longue suite de mésaventures qu'il va subir, victime des règles absurdes qui régissent ce lieu cauchemardesque. Car c'est bien l'impression que donne ce récit des tribulations pathétiques de l'Enquêteur pour mener à biensa mission, et qui en est empêché par une multitude d'événements à la fois insolites et effrayants : celle de vivre un mauvais rêve...
Il en résulte une oppressante sensation de malaise, provoquée par la constance avec laquelle le sort s'acharne sur le personnage principal, et par la nature même du monde dans lequel il évolue, un monde déshumanisé, où tout est fait pour que l'individu n'existe plus en tant que tel. Les différents protagonistes n'ont pas de prénoms (ils sont en général désignés en fonction de leur profession), et l'Enquêteur est quant à lui décrit comme un être banal, insignifiant, un "être d'évanouissement, sitôt vu, sitôt oublié", une "personne (...) aussi inconsistante que le brouillard". La foule qu'a l'occasion de croiser notre "héros" est passive, éteinte, et progresse dans une seule et même direction.
Mais ce qui probablement le plus angoissant, dans tout cela, c'est que ce monde n'est finalement pas sans évoquer le nôtre, dont il semble être un reflet des effets pervers de notre système économique basé sur des mécanismes financiers, des richesses immatérielles et qui génère entre autres la déconsidération de l'individu, le refus de la différence ou de la faiblesse...
"L'enquête" est un roman qui surprendra probablement les habitués de Philippe Claudel, qui inaugure ici un registre inhabituel, entre fable et science-fiction.
Il a à mon avis assez bien réussi cet exercice, car il a su adapter son style à son propos, adoptant un ton froid, impersonnel, utilisant certaines ficelles de façons répétitives, évoquant ainsi le caractère absurde et mécanique d'un système entièrement centré -et fermé- sur l'Entreprise, qui aliène la volonté individuelle et empêche tout épanouissement personnel.
Cependant, malgré les qualités que je reconnais à ce roman, j'avoue avoir préféré les autres titres que j'ai pu lire de cet auteur, dans lesquels j'ai apprécié sa sensibilité et sa fine analyse des rapports humains. "L'enquête" se lit facilement, mais ne me laissera pas un souvenir impérissable. J'évoque un peu plus haut un "exercice" auquel se serait essayé Philippe Claudel car c'est véritablement l'impression que j'en retire : la forme est soignée, il fait passer son message, mais je n'y ai pas vraiment retrouvé l'empreinte de l'auteur.
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