On croit à une de ces sempiternelles autobiographies déguisées en roman tout juste intéressante parce que Machin a rencontré Truc et on découvre une autobiographie dissimulée derrière le mot « roman » et justement, Gérard Pussey, l’auteur, fréquentait son oncle, René Fallet qui l’amena à la littérature, à Georges Brassens, à Jacques Prévert et c’est plus qu’intéressant, c’est même parfois passionnant.
Au temps des vivants a un ton et un style légers et graves. Les phrases courtes, ironiques, tendres, aimantes restituent avec justesse et brio une époque révolue, le Paris d’après-guerre. Le livre débute avec l’enterrement du père à Villeneuve-Saint-Georges. Forcé, le passé revient en flèche. Il se clôt avec la descente du cercueil paternel dans la fosse. Entre-temps, les souvenirs ont été brassés par le fils et la toute dernière phrase fait résonner l’ensemble du livre avec intelligence et sensibilité :
« J’avais déjà hâte de la retrouver dans la pénombre inconnue d’une chambre d’hôtel où elle me décocherait un uppercut au cœur et où nous tenterions ensemble l’impossible : faire revivre ce qui fut. » Dès le départ, le lecteur se glisse dans le regard du narrateur et ses propres souvenirs jouent de concert avec ceux évoqués dans le livre :
« Un enterrement laïque est un crève-cœur. On a le sentiment d’inhumer à la sauvette. […] Agnostique, je tiens à ce que les curés me portent malgré tout en terre. Ce sont de grands professionnels du trépas. Vous n’êtes d’ailleurs pas obligé de vous ruiner en chœurs. Un simple violoncelle jouant du Bach est à la fois déchirant et économique pour la famille qui pleure tout en épargnant. » Cet extrait donne bien le la, juste, pudique derrière son voile d’ironie. La famille, l’école et l’apprentissage du spuntz [de l’allemand], le sport [la course de fond] à perdre haleine sont le quotidien de l’enfant mais en filigrane le lecteur discerne nettement les failles dans les non-dits, les hésitations, les fuites. La visite inattendue chez Prévert :
« J’en veux à René de ne pas m’avoir préparé à cette visite » est une merveille de pudeur et de poésie :
« […] un seau empli d’eau retient l’attention de Prévert qui s’en approche pour le considérer pensivement. […] Regarde, petit, me dit-il, tout le ciel de Paris est tombé dans mon seau… C’est vrai. Se reflétant à sa surface, un vol d’hirondelles sur fond d’azur semble captif du récipient. » Que dire du récital de Brassens à Bobino ? Une autre pépite extraite de la mémoire de Gérard Pussey : «
Dans l’obscurité de la coulisse, au bord du vacarme et des projecteurs, Brassens, noué dans ses nerfs, retranché en lui-même, emmuré dans sa peur, a refermé sur sa guitare ses larges mains jointes dans une sorte de prière. […] Le géant pose maintenant sur moi un regard d’enfant désemparé et, sans me voir, absent à toute chose, se jette dans l’arène de lumière. Alors, soudain, le public explose de bonheur. Exaspéré, je fonds en larmes. » La lecture file ; le monde d’aujourd’hui, impudique, grossier et violent alentour n’existe presque plus. Seul compte
« le temps inoubliable où nous étions sur la Terre » comme disait si justement Jules Supervielle ; ce que Gérard Pussey ne contredit pas avec son excellent livre,
Au temps des vivants. Par la grâce de la littérature à laquelle il ne croit plus, il ressuscite nos vies passées alors que le grand toboggan du temps nous entraîne tous au sous-sol en dépit de nos esquives et de nos coups de patins dérisoires.
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