Stefano Benni regroupe à lui seul toutes les images que l'on peut avoir de l'Italie. Il allie à la fois la culture classique et le roman moderne, la richesse d'une ancienne aristocratie et la générosité du peuple italien. Ca chuchote en ciselé et ça gouaille à tue-tête, ça nous raconte des histoires banales et des épopées extraordinaires. Dans Achille au pied léger, on retrouve un peu de tout ça, et plus encore. Benni crée avec Ulysse un anti-héros dépassé par les événements, mais qui n'a d'autre choix que de les affronter, à l'instar de son homonyme antique. Le monde dans lequel vit Ulysse est angoissant, oppressant, significatif d'une certaine Italie encore récente, menée sous l'égide de Berlusconi, qui n'est jamais cité ouvertement mais dont l'aura pèse sur le contexte : vagues de licenciements massifs, expulsion de sans-papiers, industrialisation à outrance de l'art, valeur suprême de l'argent... Sans accusation explicite, Benni écrit un pamphlet contre une Italie qu'il refuse, qui tue sa propre culture à petit feu. En employant les patronymes des héros mythologiques, l'auteur invoque la grandeur culturelle de ce pays comme arme contre un système capitaliste qui fait honte à son passé.resize
Mais Achille au pied léger, c'est avant tout une histoire. Celle d'un écrivain qui a bien du mal à gérer sa vie, vie qui va être bouleversée quand entre en scène le personnage d'Achille, sorte de monstre tapi dans sa chambre tel un ermite au ban de la société. La rencontre entre les deux personnages évoque celle de Jonathan Harker et de Dracula, mais également la découverte de John Merrick dans Elephant Man. Achille ne peut pas marcher, souffre de multiples difformités physiques et d'une maladie incurable, mais il est aussi doté d'une intelligence hors du commun et d'un cynisme à toute épreuve. Achille propose un marché à Ulysse : si celui-ci lui raconte tout ce qu'il veut savoir en détail, il lui écrira le livre qu'Ulysse ne parvient pas à écrire. Naît alors entre les deux une relation fondée sur la sincérité et l'humour, mais aussi sur la perversité et la souffrance. Des échanges entre les deux hommes naîtra une complicité inattendue, qui prend la dimension d'une parabole sur le respect d'autrui et de la vanité de se fier aux apparences. On peut voir dans le personnage d'Achille un symbole de la création de l'artiste. Ulysse étant sujet à des phases de sommeil aussi fréquentes que subites, n'a-t-il pas rêvé Achille? Dans ce cas-là, leur relation prend une dimension métaphorique de l'artiste affrontant son monstre intérieur pour pouvoir écrire un livre, LE livre. Car dans le monde de Stefano Benni, une oeuvre se doit d'être comme une amitié : entère, sans compromis ni mensonge.
Malgré ces thèmes graves, il ne faut pas oublier la légèreté de ton de l'auteur, l'art avec lequel il dissémine la folie et le fantastique dans son monde oppressant. Spécialiste de la situation grotesque et absurde, Benni amène avec plaisir ses personnages dans des situations aussi loufoques que poétiques, comme Ulysse victime d'un hold-up de la part des auteurs imaginés des manuscrits dont il a la charge (il se fait ligoter tel Gulliver par les Lilliputiens), ou un concours de danseuses exotiques aussi hilarant que pathétique. Benni continue à nous surprendre, à trimballer son lecteur dans une Italie à la fois si familière et inédite à chaque roman. Giovanna, grazie mille per la scoperta di questo scrittore!
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