« La beauté a toujours joué un rôle déterminant, quel que soit le groupe social concerné. Il nous semble pourtant que cette question se pose autrement aujourd'hui : voir et être vu dans un monde où les modèles sont massivement diffusés sous forme d'images démultipliées est un véritable enjeu. On sait que la beauté sert d'argument de vente, mais on réalise moins son importance au centre de toute image, quel qu'en soit le contenu. Dès qu'il y a figure humaine, la question se pose : est-il beau, est-elle belle ? Cet enfant en train de mourir, ou cet adulte qui vient de recevoir une balle dans le dos ?
La question perverse de la beauté est insoutenable lorsque toute aventure humaine est mise en image esthétiquement. La beauté n'est évidemment pas un phénomène nouveau, mais dans notre société de l'image, il prend une ampleur toute particulière ; [...] » (p. 10)
C'est sans doute cet angle d'attaque que je recherchais dans cette lecture, un peu critique emboîtant le pas à Guy Debord dans sa Société du spectacle, esquissant peut-être une éthique de l'esthétique à l'époque du consumérisme. Déçu sur ce point, j'ai cependant bénéficié, comme dans la plupart de ces opus de la série « Mutations » des éditions Autrement dont j'étais un lecteur plus assidu, surtout en été, il y a quelques années, d'un panorama assez étendu et bien réfléchi recouvrant les différentes facettes du thème abordé, comme on s'attendrait d'une longue dissertation philosophique scrupuleuse sinon géniale. Certains parmi les contributeurs de ce volume sont illustres – Edgar Morin, Jean-Louis Flandrin, Jack Lang -, d'autres signent des articles étonnants et/ou instructifs ; la structure, classique, est bonne.
Voici, en brève synthèse non exhaustive, le sommaire :
« 1. Les mots, les clichés, les images » - définitions qui se dérobent, poids des lieux communs, intéressante comparaison lexicographique des caractères esthétiques masculins et féminins par Véronique Nahoum-Grappe (co-directrice du volume), étude du Cantique des cantiques selon les saveurs et les parfums goûtés par les Hébreux de l'époque (par J-L. Flandrin), beauté dans les images des contes, de la photographie, du cinéma et de ses stars.
« 2. Jadis et ailleurs : variations » - opportun rappel du relativisme esthétique : modèles africains (par Ina Césaire, la fille d'Aimé), un modèle féminin d'après une toile du Véronèse (XVIe s.), les dents vernies de noir au Japon (Ve-XXe s.), la cour des Valois, la presse féminine française du XVIIIe s., la taille des laquais et des mercenaires, la beauté dans les textes littéraires arabes, l'embonpoint au Cameroun.
« 3. Sésame, ouvre-toi ! » - la beauté et le « look » dans la vie sociale contemporaine : à l'école, dans les entretiens d'embauche, le physique de la secrétaire, sur les affiches publicitaires, l'obésité américaine des années 80, la chirurgie esthétique (par un praticien), l'invention du bronzage, la beauté sur un quai de métro. Cette partie est sans doute celle qui a le plus mal vieilli (ce livre datant de 1987).
« 4. L'enfer » - « quel est le prix à payer pour les beaux, pour les laids ? » - Isadora Duncan, un monologue sur sa propre laideur, un extrait de Belle du seigneur d'Albert Cohen, la beauté et la psychanalyse, la chevelure, un extrait d'Apulée, un salon de beauté dans un hôpital psychiatrique, la beauté de certains saints, saintes et martyres médiévaux (par Chiara Frugoni et al.), la révolution sexuelle a-t-elle été une révolution de la beauté ?
Cit. :
« Toute créature sur la terre s'offre. Pathétique, ingénue elle s'offre : "Je suis née, me voilà, avec ce visage, ce corps, cette odeur. Je vous plais ? Vous voulez bien de moi ?" De Napoléon à Lénine et à Staline, à la dernière putain des rues, à l'enfant mongolien, à Greta Garbo et au chien errant, c'est en vérité l'unique et perpétuelle question de chaque vivant aux autres vivants : je vous parais beau ? » (ex. Elsa Morante, Aracoeli, cit. in : Éditorial, p. 8)
« En se servant des notions de beauté et de laideur comme illustrations universelles de valeurs morales, le conte permet à l'enfant de projeter sur les personnages qui représentent les parents (le roi, la reine, mais aussi l'ogre ou la sorcière), tous les sentiments qu'il ne peut se permettre envers ses vrais parents de peur de perdre leur amour, et lui propose des modèles d'identification qui le consolent des déceptions de la vie enfantine. Avec une logique qui trouve un écho dans celle de l'inconscient, le conte démontre que la conquête du bonheur ne se fait qu'en abandonnant l'épineux cocon familial. » (p. 178)
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