Comparé à celui de "L'armée du salut", le ton change ici de façon perceptible. Plus saccadé -je dirais même haletant-, il semble exprimer chez l'auteur une sorte de mal-être. C'est comme si, après avoir abordé dans "L'armée du salut" ses souvenirs d'enfant avec recul et aussi une sorte de sérénité, il avait soudain réalisé que son passé recelait une grande part d'ombre qu'il acceptait enfin d'exhumer.
La scène qui ouvre ce roman est d'ailleurs particulièrement violente. Abdellah, alors âgé de treize ans, considéré comme la "pute" du quartier d'Hay Salam parce qu'il est effeminé et connu pour avoir pratiqué des attouchements avec d'autres garçons, est séquestré par un caïd et ses accolytes qui veulent abuser de lui. Il échappe au viol mais tente aussitôt de retourner de son plein gré sur les lieux de son agression, car il éprouve pour le caïd en question une attirance ambigue. Sur le chemin qui mène à la maison où il a été séquestré, il pose sa main sur un poteau électrique en fer à haute tension, et perd connaissance.
Il revient à lui dans le salon familial, et est à partir de ce jour considéré comme un miraculé...
Des années plus tard, alors qu'il se souvient de cette épisode qu'il avait jusque-là occulté de sa mémoire, Abdellah, lui, prétend qu'il "venait de rencontrer la mort", qu'il était "parti, puis revenu", "mort dans un autre monde dont il n'avait plus de souvenir".
A compter de ce moment, c'est comme si sa vie était devenu frénésie.
"Pour moi, c'était le début de la course. Je me détachais des autres et je commençais à courir. Pour mon rêve ? Pour sauver ma peau ? Mon âme ?"
Le récit se compose ensuite d'épisodes de sa vie que l'on devine importants, de rencontres émouvantes, de relations amoureuses, qui l'ont fait souffrir, humilié, qui l'ont parfois enrichi. Il y évoque notamment sa passion pour le cinéma, l'image de sa mère, à laquelle il pense souvent, ses premiers pas dans l'écriture...
On ressent avec force le besoin de restructuration d'Abdellah, dans ce récit qui se résume finalement à une quête, d'amour, de reconnaissance, d'identité.
Il émet la volonté de se détacher de ses particularités individuelles, qu'elles soient sexuelles, religieuses, ou raciales, pour se mettre à l'écoute de lui-même dans sa dimension universelle d'homme, afin de pouvoir ensuite se réapproprier ses différences.
La plume se met au service de ses émotions, de cette poursuite de lui-même, jusqu'à en être indissociable. C'est comme si Abdellah Taïa nous faisait respirer avec lui, ressentir ses doutes, sa folie, son vertige.
"L'armée du salut" est un récit fort et émouvant, mais "Une mélancolie arabe" possède à mon sens une puissance d'évocation encore plus troublante.
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