Au printemps 2018, après la décision de renoncer définitivement à la construction d'un aéroport, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est très brutalement démantelée, investie par 2500 gendarmes disposant d'un équipement de guerre conventionnelle (hélicoptères, drones, véhicules blindés équipés de lance-grenades, et c.), « pour écraser des jardins potagers et des barricades de fortune », afin d'en expulser environ 300 personnes installées sur un petit territoire de 1650 hectares, certaines depuis neuf-dix ans, et de démolir toutes leurs installations éco-compatibles, au coût de 400.000 euros par jour, provocant des centaines de blessés. Dans l'urgence de cette « régularisation », Jade Lindgaard, journaliste à Mediapart spécialiste des thématiques écologiques, mobilise un certain nombre d'intellectuels en leur demandant d'apporter leur soutien écrit à la ZAD détruite. Certains ont visité Notre-Dame-des-Landes, y ont donné des conférences, d'autres non, mais plusieurs avaient participé à la Barricade des mots, une initiative réunissant des chercheurs et des auteurs en défense de la plus connue et plus pérenne ZAD de France. En résulte cet ouvrage collectif, dont le fil rouge est la question de la postérité de cette expérience politique, écologique, de réappropriation anticapitaliste d'un espace de vie et de production rurale en forme de commun, désormais disparue. Les contributeurs ne sont pas les artisans de cette expérience, ils en sont conscients, et d'ailleurs ceux-ci, habituellement rétifs à ce que l'on s'exprime à leur place, n'étaient ni socialement homogènes ni n'avaient de vision unanime de leur initiative : leur consensus se limitait à résister à la prédation du territoire pour la construction d'une infrastructure destructrice de l'écosystème, et cela par une occupation avec exploitation au moindre impact environnemental. Mais l'heure du bilan étant venue, les universitaires et les écrivains engagés à leurs côtés depuis longtemps ont su fournir des analyses pluridisciplinaires et des lectures plurielles de leurs accomplissements. En particulier, mon attention a été attirée par le danger implicite pour « l'ordre républicain » que semble avoir représenté la survie de cette ZAD qui, comme le rappelle dans sa Préface l'anthropologue et célèbre militant altermondialiste David Graeber, s'inscrit dans un contexte mondial de contestations et d'occupations (de Wall Street au Kurdistan syrien), devenues sans doute la nouvelle forme révolutionnaire du XXIe siècle.
Table [avec appel des cit.]
Préface – par David Graeber
Introduction : Pour la ZAD et tous ses mondes – par Jade Lindgaard [cit. 1]
Pour les manants de demain – par Virginie Despentes [cit. 2]
Une Démocratie de la Terre – par Vandana Shiva
Un laboratoire de la fragilité – par Olivier Abel [cit. 3]
Zone de politisation du moindre geste – par Geneviève Pruvost [cit. 4]
Où la ZAD donne à l’État une bonne leçon – par Bruno Latour
Comment la ZAD nous apprend à devenir terrestres – par Christophe Bonneuil
Une manufacture du réel – par Nathalie Quintane
Échapper à la zone de mort – par Starhawk
Mieux que résister : défendre – par Kristin Ross
Des mauvaises herbes... qui annoncent les forêts de demain – par Pablo Servigne
Des vieux vénères – par Wilfrid Lupano [cit. 5]
La crise d'une utopie blanche ? - par Amandine Gay [cit. 6]
Désobéir à la stupidité républicaine – propos recueillis de Patrick Bouchain [architecte, urbaniste] [cit. 7]
Hyphe... ? - [une nouvelle uchronique] par Alain Damasio
Cit. :
1. « Puisqu'une des expériences les plus abouties d'habitat léger, de vie avec peu d'argent, d'accueil presque inconditionnel, de paysannerie vivrière et solidaire, de délibération permanente sans chef ni hiérarchie, autant de principes au cœur des projets de transition écologique et de justice environnementale, n'est pas acceptable par l'ordre public, c'est donc qu'il n'est pas compatible avec l'impératif de faire face à l'effondrement de l'écosystème. On n'arrêtera pas la prédation de note milieu de vie sans s'éloigner de l'ordre républicain. C'est ce qu'enseigne l'expérience de la ZAD : il faut sortir des normes, des cadres et des lois qui ont créé le mépris de la nature, l'acceptation des inégalités, enraciné les dominations patriarcales et racistes, tracé les frontières qui tuent les migrants à l'entrée de l'Europe. La loi protège la propriété privée et l'agriculture polluante. » (p. 25)
2. « Des décisions dramatiques, votées dans le seul but d'assurer, à la fin du trimestre, quelques petites sommes d'argent dans les poches de quelques initiés, des décisions qui nous concernent tous et qui ne servent qu'à ce que quelques opulents se sentent bien traités au prochain grand dîner en ville – traités en gens qui savent rendre service aux plus puissants. Ça ne va même pas plus loin – ce ne sont même pas des fous radicalisés, ce ne sont pas des visionnaires qui se trompent, ce ne sont pas des gens sincèrement convaincus que ce qu'ils font est juste. Ils sont de petits héritiers à qui l'on a appris qu'empocher une petite enveloppe en se débrouillant pour la soustraire aux impôts était la dernière aventure du monde civilisé ; la preuve ultime de ton intelligence, de ton utilité. » (p. 33)
3. « Au fond, qu'est-ce qui fait à ce point peur dans l'expérience de Notre-Dame-des-Landes ? N'est-ce pas justement parce qu'elle forme un tissu expérimental, très local, mais en train d'essayer d'autres voies ? N'est-ce pas pour l'essentiel un espace de partages inédits du temps et de l'espace, des usages et des choses, soustraits à la standardisation par la loi du marché, du productivisme et du consumérisme ?
Notre-Dame-des-Landes invente des formes de vie, de styles de vie différents. Ce n'est pas seulement une "biovariété" qui est menacée et écrasée aujourd'hui, c'est la possibilité même, constitutive du 'politique', de mettre au cœur de la cité la pluralité des manières d'interpréter la vie. C'est ce processus d'uniformisation que Pasolini vitupérait dans sa colère contre tout ce qui saccage les styles, les formes de vie qui faisaient jadis parler les villes et les nuits de son pays, et dont il mesurait déjà l'écrasement. Or justement, et c'était un de ses effets les plus bénéfiques, Mai 68 avait autorisé, durant quelques années, une société délivrée du regards des classes, de la perpétuelle évaluation des vêtements, des marques, des voitures, des maisons, des signes de réussite. On avait cessé de comparer, de se comparer les uns aux autres, et la hiérarchie établie par la société marchande en a été pour quelques années brisée dans son ressort. C'était cela "l'imagination au pouvoir" : l'absence de standards intangibles, de formes établies, d'images toutes faites et, du même mouvement, l'émerveillement de la pluralité des formes de vie possibles, à chaque fois incommensurables. Et n'est-ce pas cette diversité des formes et des styles de vie qui fait la vivacité d'une société ? » (pp. 68-69)
4. « Dans cette revendication d'une circulation de savoirs et de biens, non professionnalisante, non académique et non propriétaire se joue la transmutation fondamentale de la boue en trésor : s'attaquer frontalement au système des professions qui oppose corps et esprit, travail manuel et travail intellectuel, métiers de femmes, métiers d'homme, labeur reproductif et travail productif, c'est saper les fondements de la distribution symbolique et matérielle des ressources et des statuts. C'est proposer une très sérieuse solution territorialisée à ce qui gangrène l'avenir de notre planète : entassement des êtres humains dans des mégalopoles, alimentation pesticidée qui fait trois fois le tour du monde, emprise des aménageurs sur le territoire mondialisé, monoculture des terres arables et des esprits, destruction du monde vivant.
Que des touche-à-tout s'abstraient des normes du BTP, de l'installation agricole en bonne et due forme et puissent fournir la preuve en temps réel et en accès libre de la viabilité de leurs expérimentations depuis dix ans, il y a de quoi en effet affoler les producteurs de parpaings, de plastique, de produits phytosanitaires, de salade en sachet et la cohorte d'investisseurs, de décideurs et d'experts qui ne voient pas d'autre organisation sociale possible que celle d'une division high-tech du travail, avec son arsenal de normes, d'habilitations légales, sciemment inadaptées à l'espace-temps des actions humaines artisanales et locales. Est-ce donc pour balayer ce précieux savoir vivrier que des gendarmes, harnachés de tonfas et de flashballs, dégainent à bout portant sur les défenseurs de la ZAD, en visant la tête, le ventre et les mains ? » (pp. 88-89)
5. « Mais dans son urgence à détruire ce qu'il n'a pas pris le temps d'essayer de comprendre, le gouvernement de Macron est en train de commettre une belle boulette. Car à l'heure de la désertification des campagnes et de la crise du monde paysan, il serait bon de commencer pr se poser la question suivante : où existe-t-il, en France, ailleurs qu'à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, un territoire rural qui attire autant de jeunes gens, garçons et filles, désireux d'y construire une vie remplie de sens, croissante ou décroissante, soucieuse de préserver l'environnement et les ressources, en tout cas une vie choisie, en bonne intelligence avec les générations précédentes de résidents ? Un tel lieu peut-il vraiment être une menace ? Des enfants y naissent ; déjà six ou sept à ce jour. Une crèche associative a été mise en place. La question de l'école se posera bientôt pour les plus grands. La question est déjà débattue, comme celle de la prise en charge des plus âgés.
À Notre-Dame-des-Landes, on "make la campagne great again". C'est un problème ? » (p. 154)
6. « Je sais que je suis loin d'être la seule à considérer qu'il aura fallu la mort de Rémi Fraisse pour voir les militants anticapitalistes, écolos et alternatifs blancs se mobiliser massivement contre les violences policières. Et je ne peux donc que constater que lorsqu'on me demande de signer un texte en soutien à la ZAD, un débat commence dans ma tête : "Mais est-ce qu'on les a entendus s'indigner à propos du chlordécone ? Est-ce que ça les intéresse même ? Comment peut-on être si proche de Nantes et ne pas se sentir solidaires avec les luttes des agriculteurs guadeloupéens et martiniquais ? Et pour le harcèlement policier et militaire de la famille Traoré à Beaumont-sur-Oise, est-ce que les zadistes ont apporté leur soutien ? Et la confiscation des terres des autochtones en Guyane, délaissés par le gouvernement français, est-ce que ça vous émeut aussi ? Est-ce que vous avez même conscience du fait que la survie de la ZAD pendant neuf ans est l'expression même de votre privilège blanc ?" » (pp. 161-162)
7. « Cela passe aussi par l'invention de nouvelles formes d'habiter. Il y a un mal vivre dans l'architecture moderne, dans la façon dont la ville est conçue, dans les grandes concentrations urbaines. Sur la ZAD vivent des personnes qui ne sont pas dans un repli égoïste en dehors du système mais qui veulent mettre le doigt sur la stupidité du système. Ils révèlent qu'on ne peut pas comprendre un territoire si in ne l'habite pas, qu'il faut reprendre pied avec le territoire. On ne peut pas parler d'écologie si elle n'est que technique et environnementale. L'écologie est pratique. C'est une pensée en actes. Habiter pour lutter contre une décision absurde. Et le faire dans une autonomie tout à fait étonnante. Ils produisent de la richesse, mais elle n'est pas commerciale : elle est sociale, culturelle. » (p. 171)
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