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[24/7 | Jonathan Crary]
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Posté: Mar 17 Sep 2024 4:07
MessageSujet du message: [24/7 | Jonathan Crary]
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En prenant en main un essai sur la dénommée « société 24/7 », je pensais ingénument lire un état des lieux et une réflexion éventuellement critique sur l'énorme augmentation du travail nocturne et/ou en horaires décalés, dans une multiplicité de secteurs d'activité, en contrepartie d'une offre de biens et de services disponible en continu, qui au demeurant me semble plutôt pratique et bienvenue, si je pense par ex. aux urgences hospitalières ou à l'ouverture jour et nuit de certaines bibliothèques municipales sur le continent nord-américain (comparée aux horaires très étriqués et pas même harmonisés des nôtres).
Or cet ouvrage prend un tout autre angle, qui se fonde sur l'univers et les métaphores guerriers et sur la violence contenue dans la mise en œuvre de ladite société 24/7 par le pouvoir économique et politique du néolibéralisme, allant de pair avec les technologies informatiques. Le premier exemple illustré, c'est la recherche militaire états-unienne de techniques de privation prolongée de sommeil par l'usage de substances neurochimiques (l'Allemagne nazie y était déjà parvenue avec un succès considérable), ou bien par la thérapie génique ou encore la stimulation magnétique trans-crânienne. Le deuxième, c'est l'usage de formes de torture basées sur le même principe pratiquées sur des personnes incarcérées depuis 2001 à Guantanamo et autres centres de détention similaires. Mais après cette entrée en matière très spécifique, l'essai prend la direction opposée, d'une analyse extrêmement abstraite de la conception du sommeil dans les doctrines philosophiques politiques, à partir de Locke et de Hume. L'on pourrait penser que cette démarche d'histoire du sommeil en philosophie politique serait systématique, et qu'une place prépondérante serait accordée à Marx, en tant qu'analyste illustre du capitalisme, d'autant qu'il avait son mot à dire sur le sommeil, qui constituait d'après lui « la dernière de ces "barrières naturelles" à la pleine réalisation du capitalisme » (p. 27). Mais pas du tout ! En vérité Marx est très peu abordé [sauf quelques idées tirées des _Grundrisse_ au début du chap. 3], la démarche historique est vite abandonnée, et éventuellement, en parcourant rapidement les rares notes de bas de page (aucune bibliographie!) l'on remarque une certaine prévalence des philosophes de l'école française, dont Sartre et Guy Debord.
L'ouvrage pourrait s'intituler plutôt « Considérations sur la temporalité à l'heure du capitalisme digital ». J'ai retenu en effet l'idée principale – souvent réitérée – que, si l'on accepte le postulat de la progressive dilution de la frontière entre la sphère privée et la sphère professionnelle par le passage du capitalisme de la production au capitalisme de la consommation, l'exposition aux écrans lumineux – la télévision avant même les écrans numériques – constitue effectivement un assaut mené contre le sommeil, conçu comme l'emblème de la temporalité biologique humaine naturelle. Cet assaut se joint aussi à une dévalorisation systématique du rêve et des rares autres fonctions vitales encore irréductibles à une quelconque activité économique. (Ici, Freud est très mal compris et très injustement maltraité). L'articulation entre la responsabilité propre à la dérégulation économique néolibérale et celle du moyen technique informatique n'est cependant pas abordée clairement, mais on peut très bien accepter le deuxième postulat implicite de l'essai, c'est-à-dire que l'appropriation du cyberespace par le capitalisme digital, en particulier par les géants du numérique tels Google et les réseaux sociaux, provoque à la fois une constate inadaptation de la temporalité cyclique humaine – et plus généralement de la temporalité de la biosphère – avec le temps continu qui lui est propre, et à la fois l'accession à « l'économie de l'attention » (cf. cit. 3) qui piège la vie humaine dès lors que l'individu est connecté par voie informatique.
De telles considérations de philosophie politique dépassent naturellement la critique sociologique concrète des conditions de travail et même des conditions de vie, dont la dégradation pourrait pourtant être facilement mesurable, à l'aune du phénomène empirique de l'insomnie croissante et des clauses contractuelles des salariés – notamment des cadres à qui l'on fournit un téléphone et un portable de fonction...
Cette démarche d'analyse ne constituerait pas un problème en soi, si un plan énoncé avait été suivi avec un minimum de rigueur. Au lieu de cela, j'ai eu le fâcheux sentiment que le discours évoluait assez erratiquement, par cercles concentriques centrifuges par rapport à la problématique du sommeil, au gré de divagations combinant les références philosophiques et celles de films plus ou moins connus et d'autres œuvres d'art, selon le principe de la digression qui rend pratiquement illisible ne serait-ce que la répartition en quatre chapitres.



Cit. :


1. « Au XIXe siècle, alors que l'industrialisation de l'Europe s'était accompagnée des pires traitements infligés aux travailleurs, les directeurs d'usine finirent par réaliser qu'il serait plus profitable d'accorder de modestes temps de repos à leurs ouvriers. Il s'agissait, comme l'a montré Anson Rabinbach dans son étude sur la science de la fatigue, d'en faire des éléments productifs plus efficaces et plus durables à long terme. Mais, depuis la dernière décennie du XXe siècle jusqu'à aujourd'hui, avec l'effondrement des formes de capitalisme contrôlées ou régulées aux États-Unis et en Europe, il n'y a plus aucune nécessité interne à ce que le repos et la récupération demeurent des facteurs de croissance et de profitabilité économique. Dégager du temps de repos et de régénération humaine coûte à présent tout simplement trop cher pour être encore structurellement possible au sein du capitalisme contemporain. Teresa Brennan a forgé le terme de "biodérégulation" pour rendre compte du décrochage brutal entre la temporalité des marchés dérégulés et les limitations physiques intrinsèques des êtres humains qui sont sommés de se plier à de telles exigences.
Le déclin à long terme de la valeur du travail vivant n'incite pas à ériger le repos ou la santé en priorités économiques, comme l'ont montré les récents débats sur les systèmes d'assurance maladie. Il ne reste aujourd'hui dans l'existence humaine que très peu de plages de temps significatives – à l'énorme exception près du sommeil – à n'avoir pas été envahies et accaparées à titre de temps de travail, de consommation ou de marketing. Dans leur analyse du capitalisme contemporain, Luc Boltanski et Eve Chiapello ont montré comment un ensemble de forces concourent à encenser la figure d'un individu constamment occupé, toujours dans l'interconnexion, l'interaction, la communication, la réaction ou la transaction avec un milieu télématique quelconque. Dans les régions prospères du monde, remarquent-ils, ce phénomène est allé de pair avec la dissolution de la plupart des frontières qui séparaient le temps privé du temps professionnel, le travail de la consommation. Dans leur paradigme connexionniste, ils prennent pour cible "l'activité pour l'activité" […]. Ce modèle de l'activité n'apparaît pas comme la simple version modifiée d'un paradigme antérieur de l'éthique du travail, mais comme un modèle de normativité entièrement nouveau, qui requiert des temporalités de type 24/7 pour pouvoir être mis en œuvre. » (pp. 24-25)

2. « L'idée que le changement technologique serait quelque chose de quasi autonome, gouverné par des processus d'autopoïèse ou d'auto-organisation, permet de faire accepter de nombreux aspects de la réalité sociale contemporaine comme s'il s'agissait de conditions tout aussi nécessaires, tout aussi inaltérables que des faits de nature. En inscrivant faussement les produits et les appareils contemporains les plus emblématiques dans une lignée explicative qui comprend la roue, l'arc gothique, les caractères d'imprimerie et ainsi de suite, on occulte le fait que les techniques les plus importantes qui ont été inventées ces cent cinquante dernières années consistent en divers systèmes de management et de contrôle des êtres humains.
[…]
Une fois ce nouveau paradigme [de "l'âge digital"] bien établi, il y aura toujours de l'innovation, mais celle-ci, à en croire ce scénario, demeurera dans le cadre conceptuel et fonctionnel, stable et durable de cette ère "digitale". Notre actualité offre cependant un tableau très différent : celui du maintien calculé d'un état de transition permanente. Il n'y aura jamais de "rattrapage", individuel ou social, face à des exigences techniques en perpétuelle mutation. Pour une vaste majorité des gens, le rapport perceptif et cognitif aux technologies de la communication et de l'information continuera à être vécu comme une aliénation et une diminution de leur puissance d'agir, ceci en raison de la rapidité de l'émergence de nouveaux produits et des reconfigurations arbitraires de systèmes entiers. Ce rythme intensifié empêche de développer la moindre familiarité avec un dispositif donné. » (pp. 48-49)

3. « À la fin des années 1990, alors que la société Google avait à peine un an d'existence, son futur P-DG théorisait déjà le contexte dans lequel l'entreprise allait pouvoir s'épanouir. Eric Schmidt déclarait que le XXIe siècle serait synonyme de ce qu'il appelait "l'économie de l'attention", et que les firmes dominantes à l'échelle mondiale seraient celles qui parviendraient à maximiser le nombre de "globes oculaires" qu'elles parviendraient à capter et à contrôler en permanence. Si la concurrence pour avoir accès ou pour contrôler les heures de vie individuelle éveillée est si intense, c'est en raison de l'immense disproportion entre les limites humaines, temporelles de l'attention et la masse quasi infinie de "contenus" qui sont mis sur le marché. Mais le succès entrepreneurial allait aussi se mesurer par la masse d'informations qui pouvaient être extraites, accumulées et utilisées afin de prévoir et de modifier le comportement de tout individu doué d'une identité digitale.
L'un des objectifs de Google, de Facebook et d'autres firmes […] est de normaliser et de rendre indispensable, comme le soulignait Deleuze, l'idée d'une interface continue – qui ne soit pas littéralement sans interruption mais qui instaure en tout cas un rapport d'engagement relativement suivi avec diverses sortes d'écrans lumineux en demande insatiable d'intérêt ou de réponse de notre part. Il y a bien sûr des pauses, mais ce ne sont pas là des intervalles de temps où l'on puisse alimenter durablement le moindre contre-projet ou courant de pensée. L'opportunité de transactions électroniques de toutes sortes devenant omniprésente, il n'existe plus aucun vestige de la vie privée d'autrefois, quand elle était hors d'atteinte de toute intrusion de la part des firmes. » (pp. 86-87)

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