Cet essai prend en quelque sorte le contre-pied du débat ancien sur le choix que les dominés sont appelés à faire entre la stratégie de la violence ou bien de la non-violence afin de se révolter contre la domination dont ils sont victimes : un choix qui postule et manifeste la préexistence d'une part d'agentivité à leur disposition. Le point de départ est ici que la domination consiste dans la soustraction d'une telle agentivité, c'est-à-dire dans la situation où le dominant persuade le dominé qu'il se trouve dans l'incapacité à se défendre, par l'instauration d'un système qui « condui[t] certains sujets à s'anéantir comme sujets » (p. 9). On pense à l'esclavagisme, au colonialisme, à la Shoah, au ségrégationnisme et autres racismes systémiques, au sexisme et particulièrement aux viols et aux violences domestiques faites aux femmes, aux violences policières vis-à-vis des racisés. Dans cette perspective, la révolte est logiquement et chronologiquement postérieure à la prise de conscience de soi comme sujet défendable, voire même d'abord « digne de se défendre », au niveau individuel et collectif. Pourtant, au plus profond de l'aliénation et de l'anéantissement du sujet, des mouvements ont souvent existé qui, notamment par la réappropriation du corps avec sa force et résistance physique, ont rusé contre le système de domination : les esclaves désarmés et interdits de regroupement dans les Antilles ont « inventé » des danses et des cérémonies vaudou relevant également des arts martiaux... Le ghetto de Varsovie s'est soulevé dans une révolte suicidaire capable de « réhumaniser » les insurgés... L'histoire des États-Unis a connu (et continue de connaître) la dialectique entre lynchages et Ku Klux Klan d'une part, et Martin Luther King, les Black Panthers et Malcolm X d'autre part. La philosophie contractualiste anglaise n'a cessé de se pencher sur la dialectique entre droit naturel et droit positif, entre état de nature et contrat social : le Deuxième amendement de la Constitution des États-Unis en est la conséquence directe.
Cet essai recense donc le surgissement historique et les théorisations en philosophie politique d'un certain nombre de mouvements d'autodéfense contre le pouvoir institué. Transversalement, dans différents contextes depuis la Révolution française, il est question également de revendications féministes et d'autodéfense sécuritaire anti-patriarcale des LGBTQ aux États-Unis, mais il est significatif et désolant que le chap. conclusif, « Répliquer », consacré à l'autodéfense féminine, consiste quasi uniquement dans l'analyse de deux œuvres de l'esprit : le jeu vidéo _Hey Baby !_ créé en 2008 par l'informaticienne américaine d'origine chinoise Suyin Looui, et l'ouvrage « ultra-violent et pornographique » intitulé _Dirty Week-end_ par Helen Zahavi, paru en Angleterre en 1991. Serait-ce à dire que, contrairement au mouvement suffragiste de jadis, le féminisme contemporain de par le monde n'aurait pas (encore) accouché de mouvements ni de techniques d'autodéfense pour la protection contre les violences de genre ?
Cet ouvrage, remarquablement bien sourcé (65 p. de notes de fin d'ouvrage !) et très informatif, n'aborde cependant ni les révolutions ni les guerres civiles ni les guerres d'indépendance nationale : en cela son sous-titre me semble abusif ; est-ce un parti pris que de considérer comme un phénomène de nature fondamentalement distincte et incomparable les formes de violence politique qui aboutissent à un renversement du système de domination ?
Cit. :
1. « […] "Plus tu te défends, plus tu souffres, plus certainement tu meurs". Dans certaines circonstances et pour certains corps, se défendre équivaut à mourir par épuisement de soi : se battre c'est se débattre vainement, c'est être battu.e. Une telle mécanique de l'action malheureuse a des implications en termes de mythologies politiques (quel peut être le destin de nos résistances?), de représentations du monde comme de représentations de soi (que puis-je faire si tout ce que j'initie pour me sauver me conduit à ma perte?). Et c'est probablement l'expérience vécue, non pas tant de sa propre puissance, mais du doute, de l'angoisse et de la peur qu'engendrent ses manquements, ses limites et ses contre-effets, qui apparaît alors comme fondamentale au sens où cette expérience n'est plus tant le fait d'un danger exogène, d'une menace ou d'un ennemi, si terribles soient-ils, que l'effet miroir de sa propre action/réaction, de soi-même. L'originalité de ce type de techniques réside donc dans cet inexorable travail d'incorporation contrainte de la dimension mortifère de la 'puissance du sujet', qui aboutira à sa suspension, seule issue pour se maintenir en vie ; désormais, en même temps qu'elle affirme un mouvement de défense de soi, elle devient une menace, une promesse de mort.
Cette économie de moyens, qui fait du condamné et plus généralement du corps violenté son propre bourreau, dessine de façon négative les traits du sujet moderne. Celui-ci a certes été défini, nous y reviendrons, par sa capacité à se défendre lui-même, mais cette capacité d'autodéfense est aussi devenue un critère servant à discriminer entre ceux qui sont pleinement des sujets et les autres ; celles et ceux dont il s'agira d'amoindrir et d'anéantir, de dévoyer et de délégitimer la capacité d'autodéfense – celles et ceux qui, à leur corps défendant, seront exposé.e.s au risque de mort comme pour mieux leur inculquer leur incapacité à se défendre, leur 'impuissance' radicale. » (p. 8)
2. « Par "créolisation" il faut entendre, suivant ici les analyses de Christine Chivallon, ce qui dans ces cultures constitue une "invention de manières de composer avec le pouvoir". Ces pratiques d'autodéfense sont à la fois des techniques d'entraînement au combat et des formes codifiées dans le cadre de rapports sociaux hiérarchiques internes aux sociétés esclaves. Leur martialité s'élabore dans et par une phénoménologie du corps dansant, une mystique aussi, qui s'exprime notamment dans des rituels de magie, le vodou, des fêtes et des cérémonies (notamment des veillées funèbres), ou des cosmogonies propres. En outre, elles semblent toutes être caractérisées par l'idée d'un savoir-faire tactique, par l'importance donnée à la ruse, une 'mètis' du combat : sans règle, les combattants en perpétuel mouvement polyrythmique usent de tous les coups, simulent, feintent, évitent, trompent, attaquent... La défense n'est pas seulement réduite à un ensemble de coups efficaces, mais elle relève d'une intelligence opportuniste du combat réel que rend possible le mouvement dansé permanent. Celui-ci grise l'adversaire, brouille sa perception, entrave l'anticipation du coup. La rixe consiste alors à imposer sa cadence, en suivant ou en défiant celle du tambour qui structure le cercle des combattants-initiés. Ce sont toutes ces dimensions qui ont participé à créer une forme de syncrétisme de l'autodéfense servile qui a mêlé plusieurs traditions, techniques et culture pugilistiques et chorégraphiques, fondées à la fois sur des techniques corporelles, des rythmes, des philosophies et des mystiques du combat, afin de créer un système d'autodéfense à même d'assurer des conditions de survie. » (p. 33)
3. « Or le Bartitsu Club est dès l'origine ouvert aux femmes. Parmi les élèves de Sadakazu Uyenishi et Yukio Tani, il y a William Garrud et Edith Margaret Somerset-Garrud. En 1908, le couple reprend le dojo de Sadakazu Uyenishi à Londres (The School of Japanese Self-Defence) et dispense des cours d'autodéfense – y compris aux femmes et aux enfants – inspirés du ju-jitsu. Ce qu'il faut retenir de cette expérience pionnière, est le fait que l'autodéfense est utilisée comme une technique utile face aux violences multidimensionnelles, comme un enseignement visant à transmettre, notamment aux femmes, des techniques de défense face à des situations où elles se retrouvent seules à seul avec leur agresseur (dans l'espace public ou dans la sphère domestique). Or, très rapidement, ces techniques vont être directement adaptées à la lutte politique par des pratiquantes qui sont, au même moment, engagées dans le mouvement pour le suffrage féminin, et principalement utilisées pour se défendre de la brutalité policière. » (p. 57)
4. « De fait, il fallait transformer en champ de bataille le ghetto [de Varsovie], cet espace-temps hors du monde devenu mouroir où chacun.e des rescapé.e.s des rafles successives attendait une mort certaine, et n'était plus qu'un fantôme sans défense.
En septembre 1942, Menachem Kirszenbaum fait passer le message suivant à l'extérieur du ghetto : "Nous déclarerons la guerre à l'Allemagne. Ce sera la déclaration de guerre la plus désespérée qui ait jamais été faite. Nous verrons si les Juifs peuvent obtenir le droit de mourir en combattant." Les gendarmes polonais, les SS et leurs alliés devaient désormais entrer dans l'enceinte du ghetto la peur au ventre et prendre conscience qu'ils y risquaient également leur vie, que chaque mort-vivant qu'ils croisaient, homme, femme, enfant, était un potentiel résistant en arme. Les appels à l'autodéfense et le lexique du champ de bataille, de la guerre, de la résistance armée qui les soutient, participent d'un processus de réhumanisation, comme un hommage aux vies du ghetto : la violence à laquelle les survivant.e.s se sont converti.e.s fait alors figure d'oraison funèbre. Personne ne doute que cette conversion à la violence est pour une part une mise en scène tragique, une parodie de guerre : les combattant.e.s n'avaient aucune chance, le déséquilibre était démesuré. » (p. 66)
5. « Avec la généralisation dans la société civile israélienne du krav maga et de la théorie de la défense-offensive, selon laquelle "toute bonne défense est en même temps une attaque", c'est à la fois l'esprit et la lettre des techniques d'autodéfense en situation réelle – l'une des bases de la stratégie militaire de l'État d'Israël – qui sont élevés au rang de devise nationale. Se diffuse aussi par là une allégorie viriliste et agonistique de la citoyenneté qui tire du principe même de la 'défense de soi' la légitimité de son droit à la violence et à la colonisation.
Plus largement, Israël apparaît aujourd'hui comme un modèle politique – à la fois civique et civil – matérialisant une transformation gouvernementale face à ce qui jusqu'ici mettait en crise, ou en échec, l’État sécuritaire : la menace terroriste. Cette menace ultime, qui traduit un attisement généralisé de la peur érigée en 'virtù', est désormais sous contrôle via la production de politiques qui insécurisent en permanence la société civile, et partant les individus, plutôt qu'elles ne les protègent et les défendent. Ces politiques sont très économiques à plus d'un titre, notamment parce qu'elles transfèrent à ces mêmes individus la responsabilité de 'se défendre' et donc d'incorporer des usages de la violence, de devenir des corps défensifs permettant utilement de les transformer au besoin en unités martiales et létales atomisées, assignées à la surveillance et au contrôle d'un ennemi sans visage, et acceptant d'être en permanence gouvernés par la peur au nom de leur sécurité. » (p. 81)
6. « Communément ramené à l'état de nature, le vigilantisme comme expression paradigmatique de l'autojustice semble donc réimposer quelque chose de l'ordre de la nature face à l’État. Or, à travers cette idée d'un retour à la nature, il se peut que nous assistions en réalité à la fondation inédite d'un État à proprement parler racial, à une forme de rationalisation de la race comme fondatrice du droit. Aussi, on comprend pourquoi, dans l'histoire états-unienne, les 'vigilants' ne sont jamais sortis de la scène politique. Ni incarnation du cycle indéfini d'une vendetta ou d'une vengeance privée en l'absence d'une justice publique ni symptômes d'une situation révolutionnaire à même de renverser un ordre ancien, les justiciers constituent la figure paradigmatique du Grand Homme de l’État racial. Les 'vigilants' actualisent ainsi ce génie morbide de la race – génie qui est celui d'hommes qui sont en même temps "naïfs" et "simples". Ainsi, les justiciers de la première heure, en institutionnalisant ce qui correspond au caractère historique d'un peuple colonisateur, ont concrètement réalisé la suprématie blanche. Hegel, dans la _Philosophie du droit_, rappelle que les grands hommes ont une fin malheureuse – tués, jugés, déportés ; mais aux premiers 'vigilants' se sont substitués, dans l'histoire moderne et contemporaine états-unienne, de nouvelles générations de 'vigilants' et une forme de célébration et de consécration du vigilantisme. Le vigilantisme est devenu un modèle de citoyenneté – tout bon citoyen américain est un citoyen vigilant. Le justicier est le grand défenseur de la nation américaine, le héros toujours prêt à la défendre : la culture du vigilantisme alimente ainsi la trame narrative de la race blanche et l'actualise constamment. » (p. 103)
7. « La mise en minorité du révérend King au profit des thèses développées par Robert Williams, Stokely Carmichael ou Elijah Muhammad et Malcolm X, dont la mort en 1965 constitue un traumatisme, marque l'émergence d'une nouvelle génération de militant.e.s résolue à passer à la violence défensive. Dans cette crise que connaît le mouvement se jouent également ce qui relève d'un conflit entre différentes formes d'engagement du corps militant et une redéfinition de la sémiologie des corps révoltés.
Les sujets se réclamant de la non-violence ne sont pas passifs, ils engagent leur corps dans l'action et la confrontation pour la défense d'eux-mêmes et de leurs droits, ce qui suppose une force considérable. Le corps incarne un type de résistance dont la condition de possibilité est l'abnégation absolue, la résistance illimitée et l'oubli de soi (ne jamais réagir). C'est précisément à ces trois conditions que les militant.e.s entendent faire de leur corps la pellicule sur laquelle apparaîtra enfin la violence crasse de l'agression. […]
Toutefois, ce qui pose problème à la partie du mouvement qui juge cette stratégie obsolète, c'est précisément le fait que ces actions directes non-violentes mettent en scène un corps qui résiste dans la forme d'une endurance sans fin. Dans une certaine mesure, ces défenses de soi non-violente ou violente se distinguent non pas dans l'opposition entre passivité et activité, faiblesse et force, mais bien plutôt dans la temporalité de la défense active et de ses effets. Autrement dit, il se joue ici deux appréhensions différentes de l'histoire. La première prend acte d'un temps log des luttes, accepte la violence comme pour 'travailler' l'histoire, pour en dévier le cours à l'usure en quelque sorte. […] Or, face à cette approche téléologique de la défense, la seconde position, l'approche agonistique, inverse la logique : ces stratégies politiques d'autodéfense prennent acte du fait qu'il n'est possible de faire histoire que dans l'irruption et dans le choc – quand "la violence rencontre la violence". Il n'est plus question d'avoir l'histoire à l'usure, il faut la révolution. C'est la métaphore de la frappe et non du rabot. » (pp. 129-130)
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