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[L'être et l'écran | Stéphane Vial]
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Posté: Mer 24 Déc 2025 15:51
MessageSujet du message: [L'être et l'écran | Stéphane Vial]
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Voici un essai philosophique qui adopte la démarche phénoménologique – fondée sur la primauté de nos perceptions – pour interroger l'ontologie des réalités numériques, c'est-à-dire de ce qu'il nomme la « matière calculée ». La thèse de l'essai, issue d'un doctorat soutenu en 2012 sous la direction de Michela Marzano, est que tout système de perception est déterminé par le système technique en vigueur, le nôtre actuel étant issu de la révolution numérique. Il s'agit d'abord de caractériser le système technique numérique par rapport à celui, prémécanique, élaboré en Occident à la Renaissance (moulins à eau et à vent, bielle-manivelle), et à celui mécanisé, développé par la première révolution industrielle (industrie extractive, métallurgie, machine à vapeur, moteurs à explosion). Gaston Bachlard est abondamment convoqué comme étant le précurseur de la « phénoménotechnique » et de la notion de technologie comme « matrice ontophanique ». Il s'agit ensuite d'analyser et de déconstruire la méfiance prédominante en philosophie durant une grande partie du XXe siècle à l'adresse de la technique (cf. cit. 3), depuis Jacques Ellul en particulier, qui se poursuit et s'amplifie aujourd'hui contre le numérique. Précisons qu'alors que l'époque de l'étude (l'ouvrage a été publié en 2013) ne lui permet pas d'aborder les critiques actuelles concernant l'IA – notamment générative –, une partie des inquiétudes philosophiques quant au numérique se concentraient alors sur l'opposition entre le réel et le virtuel, en d'autres termes sur le statut ontologique du virtuel, et l'on peut donc comprendre qu'il s'agisse là du principal objet de cet essai.
Devant cette problématique, l'auteur consacre un chapitre entier (chap. 4) à déconstruire le sens commun de « virtuel », en montrant la variété de ses définitions du terme, notamment en informatique et en épistémologie, aucune desquelles ne correspond à un « virtuel » qui s'opposerait au « réel » comme l'entend la vulgate, qui n'est donc guère adéquate à caractériser la « matière calculée ». Par conséquent, il propose sa propre caractérisation de « l'ontophanie portée par le système technique numérique », fondée sur onze caractéristiques : 1. la nouménalité (« le phénomène numérique est un noumène »), 2. l'idéalité (« le phénomène numérique est programmable »), 3. l'interactivité (« le phénomène numérique est une interaction »), 4. la virtualité (« le phénomène numérique est une simulation ») au sens technique, 5. la versatilité (« le phénomène numérique est instable »), 6. la réticularité (« le phénomène numérique est <autrui-phanique> »), 7. la reproductibilité instantanée (« le phénomène numérique est copiable), 8. la réversibilité (« le phénomène numérique est annulable »), 9. la destructibilité (« le phénomène numérique peut être néantisé »), 10. la fluidité (« le phénomène numérique est thaumaturgique »), 11. la ludogénéité (« le phénomène numérique est jouable »).
Ainsi est traitée la question de « l'être des êtres numériques ». Mais en filigrane, et intrinsèquement liée aux arguments de la « misotechnie », s'impose la question des conséquences de ces « êtres numériques » sur notre propre « être » (cf. cit. 2), notamment dès lors que la 3ème caractéristique des premiers est « l'interactivité » avec l'usager. Or cette question appelle notamment des références sociologiques et psychologiques qui font défaut, de façon flagrante, à ce travail. Quelques considérations très superficielles sur les métamorphoses du marché du travail par le numérique sont émises (cf. cit. 4), d'autres, qui sont assez peu convaincantes, concernent l'adaptation de l'usager aux potentialités croissantes de la communication par le truchement technique. Ces considérations portent sur l'analogie entre l'ontophanie téléphonique (conséquences de la diffusion du téléphone) et l'ontophanie numérique (communication par les technologies numériques, dont les réseaux sociaux). Mis à part une référence à Antonio Casilli, sociologue auteur notamment des _Liaisons numériques_, aucune spécificité des nouvelles technologies n'est posée quant à cette question de la communication, pas même celle du cyber-harcellement, qui, me semble-t-il, était déjà actuelle avant les années 2010... Dans le dernier chapitre, est rapidement mentionnée une conséquence de la caractéristique de l'interactivité avec les interfaces : celle de l'immersion et de son pouvoir captivant (cf. cit. 8). Elle s'inscrit dans un vague appel à la responsabilité inédite qui incombe aux designers, mais aucune interrogation n'émerge sur l'éventualité qu'une telle immersion n'entraîne des comportements addictifs.
Si une partie des critiques traditionnelles contre la technique en général et les nouvelles technologies en particulier se fonde sur l'angoisse de l'aliénation, une notion qui n'est jamais convoquée expressément dans cet essai (il est question « d'angoisse de perte de contrôle de la société industrielle », cit. 3), le silence sur ce sujet, comparé à l'admiration immense et à peine dissimulée à l'égard de la profession du designer numérique qui est celle de l'auteur, dénote les limites indépassables de ce texte.



Cit. :


1. « […] Les dispositifs techniques sont – ont toujours été – des "machines philosophiques", c'est-à-dire des conditions de possibilité du réel ou, mieux, des générateurs de réalité. C'est ce que nous appelons des "matrices ontophaniques", c'est-à-dire des structures a priori de la perception, historiquement datées et culturellement variables.
[…] notre rapport-au-monde, comme rapport phénoménologique aux "choses mêmes", est fondamentalement conditionné par la technologie, et l'a toujours été. La révolution numérique n'est pas un commencement, mais un de ces recommencements "ontophaniques" comme il y en a eu peu dans l'Histoire. Pour le montrer, nous tenterons de construire une "véritable étude de philosophie des techniques" qui dépasse la séduction fascinante (technophilie aveugle) ou la crainte respectueuse (technophobie facile) généralement attachées à l'Internet et aux nouvelles technologies. » (pp. 23-25)

2. « Que dire en effet de l'être de cette chose à la fois sensible et intelligible qu'est une icône de menu dans une interface numérique, un avatar sur les réseaux sociaux ou un personnage virtuel dans un jeu vidéo ? Est-ce la même chose qu'un morceau de cire ? Ou bien s'agit-il plutôt d'un morceau de matière-esprit ? À moins que ce ne soit l'une de ces réalités qu'on appelle "virtuelles" ? Mais que se cache-t-il derrière ce terme trompeur, "virtuel" ? Quel est l'être des êtres numériques ? Et surtout : que font-ils à notre être ? Que devient notre être-dans-le-monde à l'heure des êtres numériques ? » (p. 28)

3. « Nous sommes face à ce qu'il faut appeler, selon le concept de Karl Marx à propos de la marchandise, un 'fétichisme de la technique'. Par là, il faut entendre la tendance à croire que la technique est une chose en soi, dotée d'une volonté abstraite qui dirige le cours des événements humains en poursuivant ses propres fins, comme un processus sans sujet. Osons le dire, il s'agit là d'une forme de pensée magique, rationalisée a posteriori. Aussi brillamment intellectualisé soit-il, ce fétichisme de la technique n'est rien d'autre que l'expression d'un imaginaire anxieux construit sur l'angoisse de perdre le contrôle de la société industrielle. Tout se passe alors comme si le philosophe ne pouvait être, dans ce contexte, que celui qui s'en inquiète et porte cette inquiétude dans le débat public, où il est assuré de trouver des esprits qui ne demandent qu'à être confirmés dans leur peur de la technique […] (cette mode philosophique se poursuit aujourd'hui avec la passion un peu ridicule du "transhumanisme" et le thème des "post-humains"). Accabler la technique devient le seul moyen de conjurer l'angoisse et révèle une incapacité à analyser le phénomène technique de manière objective et raisonnée. C'est ce que Jean-Pierre Séris nomme la "misotechnie", cette haine moderne de la raison (technique) qui domine chez les philosophes du XXe siècle. » (pp. 42-43)

4. « Dès lors, au niveau économique, c'est l'ensemble du processus de la production, en son effort cognitif, qui devient entièrement informatisé et, du même coup, automatique : "l'usine est un automate contrôlé par quelques personnes surveillant des écrans", lesquels rendent compte du comportement de machines robotisées et autonomes ; son fonctionnement "requiert une faible quantité de travail, situé dans les tâches de surveillance, conditionnement et maintenance". Les conséquences sont phénoménales et bien connues.
[…]
Ce n'est pas tant, comme à l'époque de la mécanisation, que les hommes sont remplacés un à un par des machines et autant de fois que d'individus. C'est tout simplement qu'il n'y a plus besoin d'un grand nombre d'individus pour produire, parce que les emplois directement productifs ne sont plus nécessaires. » (pp. 83-84)

5. « Cela a commencé avec l'apparition des micro-ordinateurs au milieu des années 1970, qui nous ont permis de nous "informatiser" ; cela s'est poursuivi avec les interfaces graphiques des années 1980, qui ont fait des écrans des "mondes d'images" ; cela s'est étendu avec la montée du "cyberespace" des années 1990, puis le triomphe du Web 2.0 et des terminaux mobiles des années 2000, qui nous ont fait entrer dans le "village planétaire" et l'ubiquité des usages numériques. Aujourd'hui, après plusieurs décennies d'apprentissage et d'immersion dans les interfaces numériques, on peut dire que nous avons changé de monde : non pas au sens sociologique des structures sociales (ce qui est néanmoins vrai), mais en un sens philosophique, dans la mesure où nous avons changé de structures perceptives (au sens des structures techno-transcendantales). Le monde contemporain du XXIe siècle est issu d'une coulée phénoménotechnique de type numérique. Désormais, nous ne sommes présents aux choses et aux êtres qu'en tant qu'ils nous apparaissent à travers des appareils numériques et autour d'eux. » (pp. 150-151)

6. « Tout comme nous nous étions accoutumés au début du XXe siècle à l'ontophanie téléphonique du "se parler sans se voir", nous nous sommes désormais habitués à l'ontophanie numérique : nous avons appris à vivre avec les réalités informatiquement simulées et à les considérer comme des choses parmi les choses. Qu'elles soient graphiques, comme les icônes, les boutons, les avatars ; dynamiques, comme les actions de type copier-coller, annuler-refaire, envoyer-télécharger ; ou narratives, comme les personnages d'un jeu vidéo et les paysages immersifs, les réalités virtuelles ont fini par devenir, elles aussi, choses banales et ordinaires.
Dans la "culture de la simulation" qui est la nôtre, souligne Sherry Turkle, nous sommes "de plus en plus à l'aise avec le fait de substituer des représentations de la réalité à la réalité", c'est-à-dire avec le fait de considérer des réalités simulationnelles comme des réalités tout court. » (p. 179)

7. « Les phénomènes quantiques de la physique nucléaire sont de tels noumènes.
Mais ils ne sont pas les seuls : les processus numériques entrent également dans la catégorie des noumènes. Tout comme les processus quantiques, il faut aux processus numériques un appareillage technique pour pouvoir apparaître. Cet appareillage, ce sont les interfaces. Qu'elles soient graphiques (modalité visuelle), en ligne de commande (modalité textuelle) ou tangibles (modalité gestuelle), les interfaces sont les appareils de l'apparaître numérique : ce sont elles qui permettent de phénoménaliser le noumène numérique et d'en faire un phénomène visible et perceptible, par exemple sous la forme de ces environnements ou mondes virtuels – au sens informatique du terme – qui ont tant frappé les premiers penseurs de cette technique. Par conséquent, le phénomène numérique n'est pas d'abord un phénomène : c'est un noumène. » (p. 193)

8. « L'homme contemporain est principalement un être en interaction, qui manipule en permanence des interfaces numériques, à la maison, au travail, dans les transports, dans la rue, dans l'intimité... Façonnée par les propriétés ontophaniques inédites de la matière calculée, son expérience-du-monde correspond à une forme de vie où se trouve de plus en plus présent, quoique à des degrés divers, ce trait existentiel contemporain : l'immersion. Parce que l'immersion, c'est précisément ce qu'exigent de nous les environnements virtuels de nos interfaces numériques […]
[…]
Chacun en fait l'expérience : les interfaces sont des capteurs d'attention. Non pas seulement parce qu'elles offrent à nos yeux des environnements simulés captivants (virtualité), mais parce qu'elles possèdent cette série de propriétés inédites qui ont le pouvoir de mobiliser de manière exceptionnelle (interactivité, réversibilité, réticularité, fluidité, ludogénéité...). Nul besoin d'être dans un univers virtuel persistant : pour connaître l'immersion, il suffit d'interagir au quotidien avec un smartphone, une tablette ou un micro-ordinateur. À l'heure du système technique numérique, l'immersion est notre condition ontophanique à tous, et elle devient de plus en plus banale. Ceux qui aiment le plus cette manière d'être-au-monde se font appeler 'geeks'. Ceux qui l'aiment le moins en font volontiers la critique, au motif d'une perte de réalité ou d'authenticité. Cette bipolarité existe néanmoins depuis les débuts de l'introduction des interfaces dans notre quotidien.
[…] On observe deux types de réactions : d'un côté, l'adoption enthousiaste de ceux qui cèdent à l'immersion voulue par les machines et se mettent à faire avec les ordinateurs (le point de vue du 'doing') ; de l'autre, le scepticisme inquiet de ceux qui expriment une grande méfiance à l'égard de ces nouveaux outils et doutent de leur pertinence, craignant une perte de réalité (le point de vue du 'doubting'). C'est le même enthousiasme que l'on retrouve aujourd'hui chez les adeptes des réseaux sociaux, et le même scepticisme que l'on voit à l’œuvre chez tous ceux qui militent pour des journées "sans écran" ou "sans Facebook", tels les adeptes de la déconnexion ou du "shabbat numérique". » (pp. 271-273)

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