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[Adresse aux vivants | Raoul Vaneigem]
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Posté: Jeu 24 Juil 2025 11:14
MessageSujet du message: [Adresse aux vivants | Raoul Vaneigem]
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Cet essai qui remonte à 1990 constitue pour moi un approfondissement opportun de ma recherche de longue durée sur la critique du travail, et également de ma dernière lecture de Vaneigem au sujet du lien entre la naissance de la religion et la « déshumanisation » de la révolution néolithique par le passage à l'ère de l'économie. Certains thèmes s'y trouvent anticipés qui seront développés dans les essais plus spécifiques successifs de l'auteur. Mais l'originalité de celui-ci, me semble-t-il, réside surtout dans l'adoption d'une perspective ontogénétique de cette déshumanisation, avec une attention particulière consacrée à l'enfance et à l'éducation. Cette attention apparaît transversalement dans la structure de l'essai qui, par ailleurs, possède la deuxième caractéristique de s'articuler dans la dialectique entre la pars destruens de la société économique et la pars construens, préconisée et présentée comme imminente, d'une société s'acheminant vers la découverte d'une ré-humanisation par le dépassement de l'économie. Une telle anticipation se décline en deux volets d'évolution qui coïncident partiellement mais non absolument avec les parties II et III du livre (cf. table infra) : à l'échelle macro – métamorphoses de la société, et à l'échelle micro – métamorphoses de l'individu.
La datation de cette pensée m'a paru très étonnante : à la fin de la décennie 1980, aucune crise économique majeure n'était en vue, il régnait même une indubitable euphorie à l'idée de l'imminence de la chute du bloc communiste, et de l'expansion universelle et définitive du capitalisme ; la financiarisation de l'économie de marché était en cours et encouragée par une dérégulation galopante ; les préoccupations écologiques, telles qu'elles émergèrent lors de la Conférence de Rio de Janeiro (1992) n'étaient pas encore d'actualité. Dans un tel contexte, le discours au caractère nettement écologiste soutenu par l'auteur paraît extrêmement avant-gardiste, pour ne pas dire prophétique, surtout lorsqu'il anticipe que la transition écologique serait le chant du cygne du capitalisme. D'autres tendances sociales ont été lucidement anticipées dans cet ouvrage : l'évolution dans une éducation des enfants plus libre et plus portée sur la créativité, une certaine conception de l'hédonisme et de sa promotion par la société de consommation (y compris l'usage des drogues), le déclin du patriarcat, jusqu'aux débats sur les limites de la médecine (et l'émergence des médecines alternatives) et sur la nécessité d'une réforme de la justice...
Par contre certaines autres évolutions se sont produites à l'encontre des vœux et des anticipations de l'auteur : le déclin du pouvoir, de la peur, de la religion, du militarisme, en somme du capitalisme et de la société de consommation n'est pas avéré, le rôle restructurant de l'informatique, dans toutes les sphères qui font l'objet de cette analyse n'est envisagé que de façon très embryonnaire (cf. cit. 6). La critique du travail et l'idée qu'il puisse être remplacé de manière imminente par la créativité et la gratuité, selon des modalités qui ne sont pas entièrement précisées (cf. cit. 9 et 10) et qui partagent les faiblesses de la pensée de Fourier à laquelle elle se réfère, relèvent à ce jour, pour une très grande majorité des actifs, d'un horizon utopique, malgré les possibilités techniques offertes précisément par l'informatique dans certains secteurs professionnels.
Pourtant, sans doute mieux que dans d'autres essais anciens et très connus du philosophe belge, ce livre précise en met en cohérence l'ensemble d'une pensée fertile et évidemment encore plus actuelle aujourd'hui qu'à l'époque de sa première parution.



Table (détaillée) [avec aphorismes introductifs (ou conclusifs) des sous-chapitres et appel de mes cit.]


- « Ici, maintenant et toujours » [cit. 1]

I – Genèse de l'inhumanité

- Fin et commencement - « Leur vie se brise au saut du lit comme elle s'est brisée dans l'enfance et aux aurores de l'histoire »
- L'exil quotidien
- Omniprésence du travail - « Ils passent la semaine à attendre que le travail s'endimanche »

1. L'enfant : - « Ils élèvent l'enfant de la même façon qu'ils se lèvent chaque matin : en renonçant à ce qu'ils aiment »

- Misère de la naissance - « Ils ont propagé l'idée que la vraie naissance était la mort »
- Découverte de l'enfant
- L'apprentissage
- L'inversion des priorités
- L'enfant comme valeur marchande - « Ils ont découvert l'enfant en suivant les traces de l'ogre »
- La vérité nue de l'économie - « Le regard sur l'enfant éclaire au cœur de l'adulte la présence d'une vie inaccomplie, oscillant entre la naissance et la mort »
- La fin des valeurs
- Dérision du pouvoir
- La maladie est le refuge de l'enfant blessé
- Renaissance de l'enfant
- La création falsifiée - « Étrange et imparfaite alchimie amoureuse qui, en deux transmutations successives, conçoit et fait naître l'enfant sans jamais atteindre à la troisième, où l'humanité eût pris sur elle de se créer en créant le monde »
- L'évolution interrompue
- La naissance inachevée
- L'éducation est l'adaptation à la survie
- Devenir un homme en cessant de l'être
- L'affectif et le nutritif
- Affection, nutrition, création
- L'enfance à jamais inaccomplie - « Comment l'être humain naîtrait-il alors que l'enfant se fœtalise dans l'adulte et l'adulte dans l'enfant ? » [cit. 2]
- L'affection économisée

2. L'Histoire comme évolution brisée : - « La civilisation humaine avorte quand naît la civilisation marchande »

- Les origines de la civilisation marchande - « Ils ont mis au pillage les richesses que leur offrait gratuitement la nature, appauvrissant la terre au profit du ciel »
- La révolution néolithique
- La prépondérance de la femme
- La symbiose originelle
- Homme naturel et homme économique
- La gratuité naturelle
- La religion naît avec l’État-Cité
- L'éden au cœur
- L'animalité à dépasser - « La civilisation marchande n'assure pas le dépassement de l'animalité dans l'humain, elle ne fait que la socialiser en la réprimant et en fixant un prix à ses défoulements »
- La créativité primitive [cit. 3]
- Femme et civilisation

3. L'horreur de la bête refoulée : - « S'ils méprisent, redoutent et tyrannisent les bêtes, c'est qu'une bête est tapie en eux et qu'ils se sont inventé pour la dompter un Esprit appelé à gouverner le corps et le monde »

- Le règne de l'esprit
- La bête domptée par le travail - « L'esclave est présent dans le corps social comme dans le corps individuel. C'est la nature bestiale qu'il appartient au travail du maître de faire travailler »
- Une civilisation semi-humaine - « Leur humanité prétendue n'est rien d'autre qu'une animalité socialisée »
- Les hommes de la survie... - « Les animaux s'adaptent aux conditions naturelles et les hommes à un système qui dénature le vivant. C'est pourquoi les uns ne progressent pas et les autres progressent en régressant tout à la fois »
- … sont les hommes de l'économie
- La mutilation de l'Histoire - « Ils ont pensé changer le monde à leur profit, et c'est le profit qui les a changés, eux et le monde »
- Le progrès

4. Le cercle agraire : - « L'agriculture fixe leur civilisation dans l'immobilisme d'un cercle dont le commerce en expansion accroît sans cesse le rayon »

- La terreur du dehors et du dedans
- La nature est le mal
- Privée ou collective, l'économie déshumanise pareillement
- L'immobilisme agraire
- La mobilité marchande

5. Le cercle commercial :

- La fin des temps apocalyptiques
- Préhistoire du commerce

6. Le travail : - « Le travail a mécanisé le corps comme il a imposé au monde qu'il transformait la réalité de ses mécanismes »

- La mécanisation économique [cit. 4]
- La castration des désirs - « Le travail sépare l'homme de la jouissance de soi. Telle est la séparation d'où procèdent toutes les autres »
- L'abstraction - « La division du travail a fait le maître et l'esclave dans l'individu et dans la société »
- Pouvoir temporel et pouvoir spirituel
- Déchéance de la terre et du corps
- Le parti de la mort - « Le travail est l'exploitation lucrative de la nature terrestre et de la nature humaine. La dénaturation et le prix de sa production »


II – Genèse de l'humanité

- L'émergence d'une réalité autre - « L'empire de l'économie a jadis porté un coup d'arrêt à l'évolution symbiotique de l'homme et de la nature. Sa chute ravive aujourd'hui le cours du vivant. À la tyrannie du travail succède la primauté de la jouissance où la vie se forme et se perpétue »
- La démocratie
- La subversion
- La lucidité
- Les fonctions
- Les rôles [cit. 5]
- Fin des fonctions et des rôles
- L'authenticité
- Fin des vedettes
- L'inflation médiatique
- Dualité des rôles
- Le style de vie
- La vie se joue et ne se représente pas

7. La fin du pouvoir hiérarchisé : - « Il n'est pas un domaine où l'autorité ne se dégrade et n'annonce la fin de tous les pouvoirs engendrés par l'exploitation de la nature »

- La courbe décroissante de l'offensive économique [cit. 6]
- Le règne de la valeur d'échange
- L'organisation
- La gestion de la famille
- Le retour au concret - « Pour la première fois dans l'histoire, le sentiment que l'économie a usurpé sa souveraineté au vivant donne à la volonté de vivre la conscience d'une souveraineté à créer »
- Le délabrement du mécanique collé sur le vivant - « Il n'y a plus, pour s'opposer à la montée du vivant, que la force d'inertie qui continue d'agenouiller ceux que le pouvoir n'a plus la force de contraindre »
- En finir avec le triomphalisme et la compétition

8. La fin du juge et du coupable : - « La peur et l'agressivité diminuent avec le prix que la société fixe aux interdits et à leur transgression »

- La paix des échanges
- Le prix du péché s'est démocratisé - « Ce qu'ils appellent "laxisme" est l'abaissement du seuil d'interdit, sous la pression d'un marché de l'hédonisme qui légalise la transgression »
- L'ouverture - « Moins ils éprouvent le besoin de se protéger contre eux-mêmes, plus ils se passent de la protection des autres et contre les autres »
- Le déclin de la peur
- Contre le recours à la peur en écologie
- Peur naturelle, peur dénaturée et traitement humain de la peur
- La justice - « Le commerce et l'industrie ont prêté une forme humaine à la justice expéditive des sociétés agraires »
- Justice et arbitraire
- L'économie économise la répression - « La justice humaniste est née des progrès du talion sur le bouc émissaire »
- Bienfaits de l'expansion marchande
- Éloge de l'humanisme
- Le combat contre l'injustice - « La mort est la vraie justice égalitaire, comme la marchandise est la fin de l'homme qui la produit. Ce qui vit échappe au juste et à l'injuste parce qu'il échappe à l'économie »
- Le travail et la mort
- L'auto-punition
- Toute justice est coupable
- Contre l'anti-terrorisme
- Contre le terrorisme
- La vie avant toutes choses - « La nouvelle innocence abolit la culpabilité par la souveraineté du vivant »
- La clémence
- Contre le châtiment
- La culpabilité nourrit la violence
- Abolir les prisons
- Dénouer les liens intérieurs
- Contre le respect dû à la vie

9. Le déclin des médecines : - « Une double évolution annonce la fin du couple morbide que forment le malade et le médecin. Selon la première, le malade s'aperçoit qu'il est un médecin qui s'ignore ; selon la seconde, qu'il est comme le médecin un vivant qui a peur de vivre »

- Pouvoir et impuissance de la médecine
- Les médecines parallèles
- Le langage du corps
- La naissance du morbide - « La peur de mourir n'est que le travestissement ordinaire de la peur de vivre. Tout le profit de la médecine tient à soulager l'une en aggravant l'autre »
- Les drogues
- Dévaluation de la souffrance
- Vertu curative de la jouissance
- La volonté de vivre et sa conscience

10. Du travail intellectuel au gai savoir : - « La pensée séparée n'a jamais produit que l'intelligence de la vie qui se nie »

- Une science de l'exploitation de l'homme et de la nature
- La réalité falsifiée
- Le mur du savoir séparé, ou le désespoir des sciences
- L'allergie à un certain savoir - « L'inflation du savoir abstrait renvoie dos à dos le savant, qui sait tout du monde et rien de lui-même, et l'ignorant qui, ayant tout à apprendre de ses désirs, ne s'instruit qu'en les réprimant »
- Ramener le savoir à la vie
- Les vérités scientifiques du pouvoir
- Le gai savoir - « Le gai savoir est le libre usage des connaissances par la volonté de vivre »


III – La materia prima et l'alchimie du moi

11. La seconde naissance de l'enfant : - « Le retour à l'enfance amorce la renaissance de l'humain »

- Retrouver en soi non l'enfance blessée mais l'enfance épanouie [cit. 7]
- Le temps arraché au vivant
- La fin de l'âge perçu comme pouvoir et représentation - « Le présent n'a pas d'âge »
- Le temps nouveau est le temps des enfants
- Naissance d'une relation alchimique

12. Primauté de l'amour : - « L'amour offre le seul modèle qui soit d'un accomplissement humain »

- L'amour est inconciliable avec l'économie [cit. 8]
- L'idéologie de la tendresse
- Le péché originel
- Gratuité naturelle de l'amour - « Il n'y a pas d'amour des autres sans l'amour de soi »
- L'amour exclut le sacrifice
- L'amour est l'affinement du désir
- Ubiquité de l'amour - « L'amour prend conscience d'une symbiose à créer entre la nature et les êtres de désirs »
- La souveraineté à fonder

13. L'humanisation de la nature : - « Exploiter la nature l'a dénaturée en dénaturant l'homme. La nostalgie d'une nature primitive et de son impossible retour est la consolation morbide d'une société malade de l'économie. Il ne s'agit pas de renaturer l'homme et la terre mais de les humaniser en privilégiant les énergies vivantes qu'elles recèlent »

- La réhabilitation de la bête - « La réconciliation avec l'enfance coïncide avec la réhabilitation de l'animal rendu à sa vie autonome »
- L'émancipation du corps
- La mort dénaturée - « Il n'y a de mort humainement acceptable qu'en l'instant où la vie accorde un repos à son œuvre de perpétuelle création »
- Désacralisation de la mort
- Hic, nunc et semper

14. Création contre travail : - « L'acte de créer est à l'humanisation de la nature et à la vie ce que le travail est à la dénaturation et à la mort programmée »

- Misère de la création économisée
- On ne crée rien sans se créer soi-même [cit. 9]
- Le chômage est un travail en creux
- L'investissement écologique offre un dernier sursis à l'économie - « La reconversion écologique de l'économie est une transition prévisible vers l'ère de la nouvelle cueillette »
- La création locale du milieu de vie
- Ouvrir la ville à la nature
- Du travail à la création [cit. 10]
- Création et dépassement

15. L'alchimie du moi : - « L'alchimie du moi est la création consciente de la destinée individuelle »

- L'alchimie dénaturée
- Le traitement du négatif - « Le traitement du négatif est la dissolution quotidienne du cadavre dans le chaudron des jouissances »
- Nous qui désirons sans fin
- L'épreuve est le temps d'éclosion des jouissances
- L'affinement pulsionnel, base d'une société nouvelle - « La transmutation du moi contient la transmutation du monde ».



Cit. :


1. « Il n'est pas facile de s'éprendre chaque jour de la vie à créer quand chaque jour prédispose à la fatigue, au vieillissement, à la mort. Et l'intelligence de soi est assurément la chose la moins partagée dans une époque qui ne conçoit l'intelligence qu'en la science de parfaire son absurde et croissante inadéquation au vivant.
Vivrais-je pleinement selon mes désirs qu'il ne se mêlerait pas au plaisir d'écrire pour m'éclairer sur le plaisir de vivre mieux – seul usage de l'écriture auquel je prenne agrément – tant de peurs et de doutes issus de comptabilités qui me sont étrangères et me rendent étranger à moi-même.
[…]
On comprendra au passage quel déplaisir j'irais sottement ajouter à la corvée de trouver l'argent du mois si je souscrivais de surcroît à une image de marque, à un label journalistique et télévisé, à un rôle – prestigieux ou dérisoire, peu importe –, à un classement médiatique sur l'étal culturel de la société marchande. » (pp. 8-9)

2. « En quelques années, en quelques mois peut-être, l'enfant se découvre spolié des privilèges que l'amour lui accordait sans réserve. Que lui soient retirées les facilités d'existence dont il jouissait passivement dans le ventre de la mère, là n'est pas le mal, au contraire. Il accède à la vie terrestre dans une aventure humaine qui le convie précisément à abandonner la passivité et à créer une abondance naturelle dont le monde fœtal n'a été que l'avant-goût et l'esquisse sommaire.
La disgrâce réside en ceci, qu'à peine échappé à la protection utérine, devenue avec le temps inopportune et gênante, il se heurte à des conditions si défavorables que tout l'invite à régresser, à abandonner l'espérance d'une mutation humaine, à se replier avec armes et bagages dans une position fœtale.
La dissociation de l'affectif et du nutritif produit un sentiment d'insécurité et d'angoisse chez l'impressionnable nouveau-né, au moment même où rien ne lui serait plus précieux que d'entrer dans un monde étranger avec le viatique d'une affection sans réserve. Une menace le paralyse alors que ses faibles mouvements auraient besoin d'assurance, la menace de n'être plus aimé s'il ne mange pas, s'il dort mal, s'il crie, pleure, remue, irrite, désobéit, suit un rythme qui diffère du temps rentabilisé des adultes. Quel mépris dans l'ignorance qui persiste à investir comme un terrain conquis l'univers particulier de l'enfant ! Quel mépris de soi !
[…] L'éducation se mue en une mécanique glaciale dès l'instant qu'elle cesse de se fonder sur le préalable d'une affection accordée sans réserve à l'enfant, quoi qu'il arrive. Hélas, comment garantir la prédominance de l'amour alors que le travail impose au cycle des jours et des nuits la précision de ses rouages ? » (pp. 45-46)

3. « Le courant écologique, né dans les dernières années du siècle, a commis l'erreur de dissocier, dans la plus pure tradition économiste, la mise en valeur des énergies douces – l'eau, la terre, le feu solaire, le vent, les marées, les effets de miroir lunaire, l'humus – et les exigences d'une alchimie individuelle où la destinée opère en transmutant patiemment la matière première de l'humain, en taillant dans la grossièreté des pulsions animales le cristal des désirs affinés. Une si malencontreuse incohérence le condamne à n'être qu'une idéologie parmi les autres, promise à la même déperdition de créance.
Des signes indiquaient pourtant qu'opposer les énergies douces aux énergies de mort, étendant sur la terre le linceul de la pollution chimique et nucléaire, n'avait pas de sens hors d'un projet plus vaste qui s'attachât à réconcilier nature humaine et nature terrestre pour créer un monde à la seule fin d'en jouir. L'émergence simultanée de la contestation écologique et de ce mouvement d'émancipation de la femme et de l'enfant, qui marquait la fin d'une domination millénaire, eût mérité plus d'attention. » (pp. 64-65)

4. « En se substituant au potentiel créatif, le travail pénètre dans l'évolution avec une redoutable force de fragmentation. Sous l'onde de choc des gestes répétitifs, des comportements lucratifs, des mœurs serviles et tyranniques, la richesse de l'être se disloque en une pacotille d'idées et d'objets broyés et triés par les mécanismes de l'avoir.
La nécessité de produire et de consommer des biens matériels et spirituels refoule la réalité des désirs, la nie au nom d'une réalité forgée par l'économie. Ce qui est ainsi mis en pièces, réduit à un ensemble de rouages, n'est rien de moins qu'une totalité vivante, où les règnes minéral, végétal, animal se fondaient dans un creuset de la nature pour créer une espèce nouvelle, dotée du pouvoir de créer à son tour.
L'histoire montre avec une précision croissante comment le travail perfectionne la mécanisation de l'individu et de la société à mesure que la marchandise étend son emprise sur la terre et dans le corps. » (pp. 92-93)

5. « L'apprentissage de l'enfant canalise la poussée des désirs. Loin de les affiner dans un essai d'harmonisation où la relation affective serait prépondérante, il les équarrit à la dimension de rôles stéréotypés, de conduites soumises aux lois de l'échange, de l'exploitation, de la concurrence. L'éducation arrache l'enfant à ses plaisirs pour l'introduire de force dans une série de moules où il ne sera plus que la représentation de lui-même.
Il fut un temps où les couleurs et la vivacité des rôles compensaient l'interdit jeté sur les pulsions du corps, où la violence des débordements découvrait une manière de satisfaction dans les pratiques de l'avidité, de l'autorité et de la renommée qui s'y attachait.
[…]
La vie n'est guère plus riche aujourd'hui mais les rôles ont dégénéré en grisaille et pauvreté. Qui répondrait désormais aux tambours de la renommée militaire, religieuse, patriotique ou révolutionnaire ? Qui endosserait pour "épater la galerie" l'uniforme caractériel qui a pour fonction de capter l'attention, d'imposer un prestige, de conduire le troupeau ?
L'idée a fait son chemin que, bien ou mal joués, les rôles procèdent d'un réflexe conditionné, d'une salivation au coup de sonnette. C'est une habitude qui se perd depuis que l'enfant n'est plus assimilé au chien, ni le chien à la machine, et que la machine, elle-même modèle de perfection marchande, a cessé d'être le modèle de la perfection humaine. » (pp. 107-108)

6. « Le marché technocratique n'a-t-il pas entrepris, en promotionnant l'ordinateur, de transformer l'outil en cerveau et le cerveau en outil ? La cybernétique réalise ainsi le programme préparé pour l'homme par la logique de la marchandise : un corps et un esprit égalitairement réunis dans une machine.
Qui s'extasiera du prodige auquel atteint le génie humain mis au service de l'économie : un corps musculaire dépourvu d'énergie libidinale et une pensée engouffrant des millions de connaissances, qu'elle ne peut traiter qu'un moyen d'une logique binaire, c'est-à-dire avec une intelligence inférieure à celle du rat ? L'émerveillement est ailleurs.
Comme si l'ordinateur servait d'enseigne à la boutique humanitaire où l'homme tend vers la pure abstraction, voici un monde où la valeur d'usage décroît de gadget en gadget, où les biens véritablement utiles disparaissent avec les vaches, escargots, champignons et forêts, où les industries de matières premières sont démantelées au nom de la rentabilité internationale. » (pp. 120-121)

7. « La psychanalyse est une association d'aide aux mutilés affectifs, elle facilite leur réinsertion dans une société qui les mutile. Le psychanalyste est payé pour expliquer en quoi le traumatisme apure graduellement la dette que chacun a contractée en naissant, et qui enjoint de mourir à soi-même.
Or la dévaluation de tout mode de paiement invite aux gratuités de nature. Il n'y a que la lumière des jouissances présentes pour dissiper les spectres obsessionnels du passé. Ne sont-ce pas les moments les plus heureux de l'enfance qui remontent à la surface lorsque le grand souffle de la plénitude insuffle au corps comme une éternité de vie ; émotion d'autant plus forte qu'elle surgit le plus souvent de ce que l'esprit utilitaire a les meilleures raisons de juger futile : un geste de tendresse, un paysage, un mot, un regard, une intonation, une odeur, une rencontre, une saveur.
Il ne s'agit plus d'assumer les traumatismes, il convient seulement de vouloir les états de grâce. Guidées par l'affection, les passions ne se déchireraient plus en ce long cri de mort qui fut leur histoire. Tant de rêves et de souvenirs épars ébauchent tant de vies qui se cherchèrent qu'il me semble n'exister rien de plus souhaitable au monde que la requête qu'elles font entendre à chaque instant. » (pp. 197-198)

8. « Une ligne de démarcation s'est tracée, avec une précision accrue, entre les hauts lieux du cœur et les territoires sous contrôle de l'esprit mercantile. Ce que les amants font en affaires les défait de l'amour. L'appropriation jalouse du partenaire, la femme traitée en ville conquise, l'engrenage conjugal des frustrations et de l'agressivité, l'assouvissement hygiénique du génital, le discrédit de la tendresse tenue pour un accès de faiblesse, d'infantilisme, de maladie ou de folie, autant de traits archaïques auxquels le parti pris de la vie se refuse à identifier la passion amoureuse. C'est une heureuse banalité que cette évidence qui, paradoxalement, n'allait pas de soi : l'amour devient lucidité depuis qu'il ne se laisse plus aveugler.
La dislocation de la famille traditionnelle le confirme, qui dorénavant échoue à amalgamer l'affection naturellement portée aux enfants et l'ignoble marchandage où l'amour s'échange contre la soumission, où la protection s'érige en pouvoir, où la naissance de l'homme à venir ajoute à la production du futur travailleur. » (p. 208)

9. « La fin des vanités, ou pour le moins des moyens qui prêtaient aux renommées un crédit à long terme, a l'avantage de renvoyer la créativité à sa vraie nature, qui est "la jouissance de soi s'affirmant dans la jouissance du monde".
La voici reconnue à la simple et multiple dimension de l'humain : volonté de vivre et non volonté de puissance ; authenticité et non paraître ; gratuité et non esprit du lucre ; pulsation des désirs et non pensée séparée ; don et non échange ; effort s'abolissant dans la grâce et non contrainte ; cœur de l'insatiable et non de l'insatisfaction.
Tout empêtrée qu'elle demeure des emprises du travail, elle ouvre peu à peu les portes de l'enfermement économique, elle laisse courir la poésie faite par tous, elle encourage le gai savoir dans la diversité de ses libertés de chanter, de composer, d'écrire, de jardiner, d'étudier, de rêver, de danser et d'inventer un monde sur les ruines d'un monde saccagé par l'empire de l'exploitation progressive. Quand elle se contenterait d'extirper de la conscience la croix d'infortune que la nécessité d'amasser de l'argent et de dominer a plantée dans la volonté de vivre à son gré, elle aurait fait plus pour le bonheur de l'humanité que la somme des révolutions qui en programmèrent l'espérance. » (pp. 232-233)

10. « Pour que la création supplante le travail, il faut que se substitue à l'économie de dénaturation une économie prête à tirer ses derniers profits de l'assainissement de la terre et d'une production d'énergies douces.
Le passage graduel des usines aux ateliers de création aura du moins l'avantage de révoquer en doute le préjugé qui assimile la gratuité à un cadeau insolite et incongru, à un vice de forme dans le procédé des échanges, à l'immorale rétribution du fainéant. On retrouve là l'assimilation du plaisir à un dédommagement du travail fourni, à la récompense des dieux, au repos du guerrier, au relâchement du corps.
Les artistes, qui passèrent longtemps pour les seuls créateurs, n'ont jamais ignoré quelle somme de déconvenues et d'efforts réitérés compose le patient alliage de l'inspiration. Le don d'écrire, de composer, de peindre, de jardiner, de caresser, de rêver, de voir, de goûter, de changer le monde et la vie ne tombe pas du ciel, il est la gratuité qui se crée, s'extirpant du magma pulsionnel, se traînant d'échecs en recommencements pour éclore un jour ou l'autre dans la grâce d'un moment heureux.
Seul un acharnement constant permet de créer cet accomplissement de soi d'où découlent tous les bonheurs de créer. Mais tant de fiévreuse obstination ne laisse jamais de se confondre avec un travail. Il n'y a pas d'enfer de la création car elle est à la fois la jouissance et la poursuite de la jouissance, le mouvement et son but. La rage de ses désirs inassouvis ne se mue pas en ce réflexe de renoncement qui est l'essence même du travail, elle reconstruit de plus belle ce qui s'était écroulé. » (pp. 241-242).

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