Entre fin août et fin octobre 1998, l'autrice mène une enquête journalistique au Népal, afin d'explorer le culte des Kumaris, déesses-enfants choisies pour incarner la forme virginale de Durga-Kali, « la divinité la plus terrifiante du panthéon hindou ». Choisies entre l'âge de deux et cinq ans, souvent éloignées de leur famille, vénérées et craintes comme des déesses vivantes, soumises à des rites tantriques secrets et ségréguées dans des palais et d'où elles ne sortent que lors de cérémonies d'adoration publique, y compris pour leur bénédiction annuelle du roi dont il tire sa légitimité à régner, les Kumaris sont destituées dès qu'une goutte de sang émane de leur corps : au plus tard à la puberté, par blessure accidentelle ou même associée à la chute d'une dent de lait... Dans une société très patriarcale où les femmes et les enfants sont habituellement peu considérés, au milieu d'un environnement caractérisé par le syncrétisme religieux ainsi qu'une hiérarchisation sociale complexe, la figure de ces fillettes, dieux-enfants, a attiré l'intérêt de la journaliste, autant que l'inoubliable regard glacial d'inexpressivité entr'aperçu chez l'une d'elles lors d'une cérémonie religieuse, alors que, établie en Inde, elle prenait des vacances au Népal en étant volontaire auprès de Mère Teresa à Calcutta. Au Népal, tandis que le chamanisme est encore vivace dans les vallées reculées et sur les hauts plateaux, le bouddhisme prévaut avec sa castre brahmanique lettrée dominante, surtout parmi l'ethnie des Newars, mais la dynastie actuellement au pouvoir est indo-népalaise, elle a établi définitivement l'hégémonie de l'hindouisme et durci le systèmes des castes : même le nom de la divinité incarnée par les Kumaris (dont le nom signifie littéralement « petite fille » en sanskrit) varie selon les religions et les ethnies, et certaines cérémonies afférentes (sacrifices d'animaux, danses masquées, aspersion de sang, etc.) sont regardées avec scepticisme par les bouddhistes, à cause de l'interférence évidente avec des rites hindouistes voire chamaniques plus archaïques. Pourtant leur culte est notoirement un facteur fondamental d'unité nationale, et sa dévotion sincère est partagée par tous, même les plus éduqués.
Dans un pays très dépendant du tourisme occidental et de sa corruption, Boulanger a rencontré quelques difficultés à se faire accréditer comme journaliste pour couvrir un sujet si profondément inscrit dans la culture nationale, à accéder à des réponses véridiques plutôt qu'au récit « exotique » ad hoc pour touristes, à approcher les kumaris et ex-kumaris ; elle a ressenti des blocages en tant que femme, et vécu des déboires graves avec son photographe népalais, outres quelques problèmes de santé. Mais graduellement son enquête avance, elle progresse dans sa compréhension de la personnalité des kumaris, elle apprend comment elles sont désignées et s'attriste de leur destinée souvent malheureuse, parfois tragique après la destitution. En particulier, elle s'interroge sur la raison pour laquelle, bien que leurs familles perçoivent leur sélection comme le plus grand honneur possible, la plupart des filles répondent par la négative à sa question de savoir si plus tard, au cas où elles deviendraient mères d'une petite fille, elles rêveraient pour elle du même destin qui leur est échu... Le cas échéant, certaines ex-Kumaris s'y sont même opposées résolument. Boulanger émet une hypothèse très vraisemblable sur ce qui ressemble fort, selon nos schémas occidentaux, à un terrible traumatisme subi par les Kumaris au début et/ou à la fin de leur « incarnation » de la divinité. Leur regard « aliéné » en constituerait un indice parmi d'autres, découverts au fil de la recherche. Puis la journaliste parvient enfin à s'extraire de ses cadres mentaux propres, ce qui représente un énorme mérite de véritable chercheuse, et elle comprend que la destinée des Kumaris ne doit pas se lire de façon individuelle, si terrible soit-elle pour chaque petite fille, ni même dans une analogie « sacrificielle » qui n'appartient certainement pas à l'univers mental des intéressées, mais plutôt dans le contexte métaphysique et cosmologique des Népalais.
Cit. :
1. « Reconnaissables à leurs vêtements 'seventies' ressortis pour l'occasion, de vieux babas revenus en pèlerinage échangent leurs impressions. La déception est grande : ils n'en reviennent pas qu'on leur ait changé leur paradis inviolé contre une banale ville du tiers monde, pleine de touristes. Et de pester contre la modernité qui gâche tout et vient cracher jusqu'ici ses miasmes nauséabonds et ses bureaux de change. Le serveur qui leur apporte leur bière acquiesce en riant mais il n'en pense pas moins. Il sait, lui, que son pays n'a pas vraiment le choix : l'authentique, le folklore et les romans de Barjavel, c'est un luxe de riches, un rêve pour Occidentaux nostalgiques. Le Népal est l'un des États les plus pauvres de la planète. Pas le temps d'être romantique s'il veut survivre. Il faut alphabétiser plus de 70% de la population, médicaliser, urbaniser, éduquer. Et laisser s'installer les industries polluantes, les bidonvilles crasseux, les bandes d'enfants racketteurs dans les rues de la capitale. Raju le sait et il rigole. C'est la grande force du peuple népalais, le rire. Il défend contre tout, il permet d'endurer tout, il réconcilie contre tout. Et les routards rient aussi : ils sont marrants, ces Népalais... » (pp. 36-37)
2. « Car le roi a beau être l'image vivante de Vishnu – l'un des trois principaux dieux du panthéon hindou, celui qui maintient l'ordre du monde – il se doit de remettre tous les ans son sort entre les mains de la petite déesse. L'enfant, en lui accordant sa bénédiction sous la forme d'une 'tika', mélange de riz, de lait et de vermillon appliqué sur le front, renouvelle en quelque sorte le mandat qui l'autorise à régner. Les Népalais aiment à raconter le jour où la Kumari donna sa bénédiction au jeune prince au lieu du roi régnant. Ce dernier y vit-il le signe de l'abandon de sa déesse tutélaire ? Toujours est-il qu'il mourut dans l'année, laissant le trône à son fils. C'était en 1955 et le roi n'était autre que Tribhuvan, le grand-père de l'actuel souverain Birendra Shah. » (p. 42)
3. « Ses yeux vagabondent. S'ennuierait-elle ? Impossible de le deviner tant elle est habituée depuis la petite enfance à maîtriser totalement ses gestes et ses émotions. Toutes les expressions d'une kumari sont interprétées comme des signes fastes ou néfastes. La déesse a-t-elle souri ? La prospérité attend le fidèle, à moins que ce ne soit un désastre imminent, cela dépend des versions. A-t-elle tourné les yeux à droite, à gauche ? Tantôt la chance, tantôt le malheur. Si elle ramasse l'offrande de nourriture, le visiteur perdra toute sa fortune. Et, cas rarissime, lorsque l'enfant-dieu pleure ou se frotte les yeux, un décès ne tardera pas à se produire... » (pp. 84-85)
4. « "Si elle veut quelque chose, on ne peut pas le lui refuser. On ne peut pas la forcer à faire quoi que ce soit non plus." Pour elle [sa mère], comme pour tous, cela ne fait aucun doute : elle est la Déesse. Comme Chandra et les autres, on ne l'appelle plus par son nom, même sa mère l'appelle Dyo Maju en signe de respect.
Je regarde pensivement Jamuna qui se tient immobile et muette. Est-il possible de rencontrer la petite fille qui habite en elle ? Je lui demande ce qu'elle aimerait faire plus tard et ma question étonne les assistants : comment pourrait-elle avoir des désirs d'enfant puisqu'elle est habitée par la Déesse ? Mais à mon grand étonnement, la réponse de la Kumari déclenche une cascade de rires. Jamuna a l'air vexé. Sumitra m'explique qu'elle a répondu que plus tard, elle aimerait... faire la vaisselle ! Il y a donc une fillette derrière ce regard glacé : une kumari n'est pas autorisée à participer aux travaux ménagers et, comme tous les enfants, elle n'a qu'une envie : faire justement ce qu'elle n'a pas le droit de faire ! » (pp. 99-100)
5. « Même si la façon de choisir les kumaris diffère selon les lieux et leur importance, la personnalité de la fillette reste toujours l'élément décisif. Une épreuve terrible sert de révélateur pour le choix final des kumaris royales. Elle a lieu la nuit du huitième jour de Dasain, que l'on appelle Kalaratri, la fameuse "nuit noire", où l'on sacrifie plus d'une centaine de buffles dans la cour adjacente au temple de Taleju. Les têtes fraîchement coupées sont disposées à travers la cour avec, pour tout éclairage, quelques lampes à huile à la lumière vacillante. Des danseurs masqués qui sautent de toutes parts en poussant des cris achèvent parfois même de rendre le tableau plus effrayant. Me souvenant de l'atmosphère terrible des danses masquées de la nuit de Navami à Patan, je n'ai aucun mal à imaginer la réaction de petites filles de deux à cinq ans. Les enfants se mettent à hurler ou à pleurer d'effroi. Mais on raconte que, parmi elles, une seule reste calme, impassible : la future Kumari. Une ancienne déesse de Bhaktapur m'avait parlé de cette fameuse initiation de la "nuit noire". Je lui avais demandé si elle se rappelait avoir eu peur à la vue de ces têtes coupées. Elle m'avait répondu que non, elle s'en souvenait bien, elle avait déjà cinq ans. En y réfléchissant, elle avait trouvé que "les têtes avaient un air bizarre", c'était tout. » (pp. 140-141)
6. « L'enjeu d'un tel culte est incommensurable, j'en mesure enfin la portée. De lui dépendent l'ordre du monde, l'équilibre des forces vitales de l'Univers, la Vie elle-même. Face à une telle nécessité d'ordre cosmique, comment ne pas comprendre que la question du destin personnel de l'enfant-dieu ne se pose pas ? Elle est comme écrasée par le poids de cette exigence millénaire des forces qui régissent l'Univers. Peut-on même parler de sacrifice ? Non, plutôt d'une logique inexorable, inflexible, du sacré. » (pp. 214-215)
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