Nous connaissons la vivacité de la poésie, même contemporaine, dans le monde persanophone, qui inclut l'Afghanistan de langue dari. Ce qui est étonnant, c'est la richesse des voix féminines afghanes d'aujourd'hui, sachant la dureté de leurs conditions de vie et d'accès à la culture, compte tenu surtout que la publication d'écrits, en tant qu'acte d'exposition publique, est fortement réprimandée pour les femmes, et par conséquent souvent clandestine.
Cette anthologie bilingue établie et traduite par la spécialiste franco-iranienne Leili Anvar, avec le support documentaire de sa collègue Belgheis Jafari et du grand Atiq Rahimi, se compose de soixante-douze poèmes de poétesses afghanes, presque toutes contemporaines – à l'exception notable de Râbe'a Balkhi (citée) (Xe siècle), et de 'Ayecha Afghân (née à la fin du XVIIIe s) – dont la plus jeune est sans doute Halima Salimi, née en 1999, et très majoritairement exilées, ayant pourtant parfois publié des recueils de poèmes également dans leur pays d'origine. Regroupés de manière vaguement thématique sous cinq titres (cf. infra), certains de ces poèmes sont décrits par la traductrice comme appartenant à la « facture classique » alors que d'autres relèvent de la « poésie nouvelle composée en vers blancs ». Néanmoins ce qui frappe le profane, c'est surtout la variété de leurs styles et de leurs sujets, une originalité de voix qui dénote à la fois la richesse de la pratique poétique et la liberté de son expression. Si le titre de l'ouvrage mentionne le « cri », Leili Anvar indiquant qu'en persan le mot 'afghân' signifie à la fois « relatif à l'Afghanistan » et « le cri », et puisque notre imagination aurait tendance à fantasmer par conséquent un cri de détresse de femmes bâillonnées sous la burqa, le lecteur sera agréablement détrompé. Certes, le chagrin, la solitude, la peur, la rage de la condition de femme dominée jusqu'à l'extrême invisibilisation, le contexte de la violence inouïe d'une société en guerre perpétuelle, celui de l'exil sont des sujets prépondérants dans ces voix féminines, mais il est aussi question d'amour et de désir, d'introspection et d'humour, d'espérance et d'engagement. Contrairement à l'idée reçue d'un renfermement dans l'intériorité et dans la sublimation dès lors que les conditions de vie et d'écriture sont très contraignantes, s'y joignant éventuellement l'adoption de canons stylistiques traditionalistes, j'ai été impressionné par la modernité de ces poèmes et je pense avoir sélectionné ceux qui m'ont paru les plus éloignés de mon a priori. On ne peut donc que rejoindre Rahimi dans son constat qui dépasse l'injonction :
« Tes muses sont lasses, lasses de souffler perpétuellement à ces femmes les mêmes mots de désespoir, emplis de larmes qui s'incarnent, tel un signe de fatum, dans le nom même de leur terre natale. » (p. 8)
Poèmes cités [et fragments biographiques sur leurs poétesses] :
Ex : 1. Entends le cri sans voix -
1. « Majnûn et Layli » par Mahbûba Ebrâhimi
[Née à Kandahar en 1977, émigrée en Iran avec sa famille en 1980 ; retour en Afghanistan 2000-2011, puis émigrée en Suède – professeure]
2. « Afghane » par Nâdiâ Anjuman
[Née à Hérat en 1980, morte en 2005 sous les blessures de son mari ; avait publié son premier recueil de poésie clandestinement, en désaccord avec lui]
Ex : 2. Étendue grise de la douleur -
3. « De tout ce qui se tait... » par Karima Chabrang
[Née à Peshawar en 1986, rentrée en Afghanistan pour ses études secondaires et universitaires, publie 5 recueils entre 2001 et 2011, émigrée en Turquie]
Ex : 3. Ô mon pays toujours en moi -
4. « Le printemps de Balkh » par Râbe'a Balkhi
[Première poétesse de langue persane, vécut au Xe siècle sous le règne des Samanides. Figure vénérée en Afghanistan, son tombeau dans la ville de Balkh est un lieu de pèlerinage pour tous les amoureux de la poésie]
5. « Sur cette terre » par Mahbûba Ebrâhimi
Ex : 4. Mille désirs avides -
6. « À nouveau... » par Maryam Sepehr
[Née à Mashhad, Iran, en 1989, se rend en Afghanistan pour effectuer des études d'art. En 2020, se produit dans deux films engagés, réfugiée en France en 2021, poursuit sa formation d'actrice et de chanteuse au Conservatoire]
Ex : 5. L'aube que nous attendons -
7. « Liberté » par Tayyeba Soheylâ
[Née à Kaboul en 1948, décédée au Danemark en 2017. Professeure de langues et littérature, écrivaine spécialiste de la condition des femmes et des enfants, en exil depuis 1996]
8. « Duel » par Nafisa Khochnasib
[Écrivaine, journaliste et poétesse, a enseignée le journalisme à l'Université de Balkh de 1994 à 2004]
Cit. :
1. « "Majnûn et Layli"
Je n'ai plus le cœur qui saigne en pensant au destin de Majnûn, le fou d'amour
S'il s'était marié avec Layli
Il aurait été obligé de renoncer à l'amour
Ramasser sa tente dans le désert
Retourner en ville
Trouver un boulot quelque part
Pour que Layli et les enfants ne meurent pas de faim
Mais Majnûn étant majnûn-le fou et meilleur connaisseur du langage des animaux sauvages que du langage humain
Il n'aurait rien compris aux lois du marché et aux règles du travail et il se serait fait virer
Et puis encore, Majnûn étant majnûn-le fou
Il n'aurait eu qu'une envie : retourner au désert
Et cette fois sans Layli
Car
Layli n'aurait plus été Layli
Mais une femme fatiguée, triste et sans désir
Rêvant d'un autre Majnûn
Pour renouveler ses souvenirs d'être Layli-la femme idéale
Et Majnûn étant majnûn-le fou
Chaque jour
Il aurait rêvé à de nouvelles Layli
Et parfois même
Il aurait donné rendez-vous
À une ou deux Layli
[...] » (p. 21)
2. « "Afghane"
Aucun élan, aucun désir
Que pourrais-je bien dire ?
Que je chante ou ne chante pas, qu'importe
Moi, rejetée du monde, niée
Parler du sucre, pourquoi ?
Avec le poison dans ma bouche
Les coups de l'oppresseur
Ont mis ma bouche en sang
Personne au monde pour me consoler
À qui me confier ?
[…]
Mon silence perdure, je sais
Et portant, je n'oublie pas les chants
Puisque de mon cœur chaque instant
Tant de plaintes sont exhalées
En souvenir du jour glorieux
Où ma cage enfin brisée
Relevant la tête hors de la solitude
Ivre, je me remettrai à chanter
Je ne suis pas le faible saule
Qui tremble à tous les vents
Je suis afghane, il est donc légitime
Que sans cesse je parle en cris. » (pp. 33-35)
3. « "De tout ce qui se tait..."
De tout ce qui se tait, de tout ce qui s'éteint, j'ai peur
Du silence nocturne des ruelles sombres
Lorsque je comprends
Que demain fera naître de nouvelles terreurs
Et des humains à deux têtes
Et aux bras si longs
Qu'ils peuvent atteindre le tréfonds de chaque vie
Atteindre jusqu'aux ruines de mes croyances
Du silence du nouveau-né dans son berceau, j'ai peur
Lorsque chaque matin en ouvrant les yeux
À la place de son père, il voit un fusil accroché au mur qui lui dit bonjour
À l'idée que quelques années plus tard
Il apprendra les additions et les multiplications dans la langue des balles
Et la soustraction en voyant la place vide de ses camarades de classe
Devenus cadavres dans la nuit
Des longues barbes hypnotiques des hommes, j'ai peur
Lorsque je comprends
Qu'elles trament les cordes des pendaisons collectives
De tout ce qui se tait, de tout ce qui s'éteint, j'ai peur
Du silence de Dieu aussi
Dieu, absolument inaccessible aux petites mains suppliantes des orphelins. » (p. 67)
4. « "Le printemps de Balkh"
Fleurs à foison établies au jardin
Multicolorent l'herbe en magie bigarrée
Le zéphyr n'était pas gazelle du Tibet
Pourquoi alors le monde s'en trouva embaumé ?
Les yeux de Majnûn sont-ils cachés dans les nuages
Que les fleurs ont pris la couleur des joues de Layli, l'aimée
La larme qui se colore dans la coupe des tulipes
A la couleur du vin dans sa robe rosée
Prends donc la coupe et ne t'arrache pas à ce monde
Malheureux celui qui ici-bas, reste attaché
D'argent et d'or, la tête du narcisse à peine éclos
Prend des allures de tête couronnée
Dans sa robe sombre, la violette est monacale
Serait-ce la religion du Christ qu'elle a adoptée ? » (p. 85)
5. « "Sur cette terre"
Aucune place pour nous sur notre terre
Ne serait-ce que de la taille d'une chambre
De la taille d'un tapis
Nous n'avons même pas le temps
De ressentir la venue de la dernière douleur
Alors il faut
Que nous accouchions de nos enfants
Dans des avions
Que nous les laissions venir au langage
Dans des terres étrangères
Jusqu'au jour où brusquement ils nous demandent :
Nous sommes d'où ?
Prenons garde
De ne pas brûler
Le bout de leur petit index
Lorsque
Sur la carte du monde
Nous le poserons sur le nom de notre patrie. » (p. 111)
6. « "À nouveau..."
À nouveau, les pardonne-moi et les larmes cachées
Et la dispute sans fin et ce cœur si violemment serré
Et les messages aux points de suspension dont je saisis
Dans chaque point, le poids des peines, des chagrins, des regrets
Le silence et cette boule dans la gorge et l'espoir d'être consolé
Le rêve de baiser tes lèvres, rêve éveillé
Ton regard inquiet, anxieux, innocent et puis
Est-ce que tu m'aimes encore ?, le plus belle question jamais posée
Et ton corps tout entier saisi de lassitude, épuisé
Des paroles funestes répétées à l'envi, fatigué
L'hésitation mille fois entre rester et partir
Mais quand tu en viens au cœur, on dirait que tu es piégé
Au début, tu chantes le vin des ivresses enchantées
À la fin tu es le vin mauvais de l'homme aux humeurs renfrognées
Verres cassés, bouderie, menaces de se quitter
Tu pleures dans mes bras, perdu, désorienté
Tu es capricieux, têtu comme un enfant gâté
Marionnette au théâtre des nuits, toi bien-aimé
Débordant de folie, de haine, d'amour
Personne ne sait qui à ce jeu va gagner. » (p. 127)
7. « "Liberté"
Sur les seuils brisés
Sur les niches de prières renversées
Ici, auprès des hordes d'orphelins abandonnés
Quelqu'un crie :
"Liberté !"
Toi, prisonnière endormie entre les mains de l'injustice et de l'hypocrisie
Toi, blanchie dans la cellule des ténèbres et de l'ignorance
Où es-tu ?
Dans quelle cité d'obscurité t'a-t-on enchaînée
Pour que les vieux aux cœurs fatigués
Ne sachent plus où te trouver
Afin d'emmener les enfants te contempler
Comme une image sacrée ?
Liberté !
Où es-tu ?
Toi qui fus pendue au gibet au carrefour de la trahison et de l'injustice
Moi, je t'ai vue mourir
Quand les minarets furent détruits
Quand ton nom fut rayé du souvenir de nos calendriers
Quand tes couleurs
Devinrent les couleurs fatiguées du drapeau
Lorsque le silence fut suturé sur les bouches
Oui, je t'ai vue mourir au pied du gibet
Mais personne ne pleura au pied de cette potence
Personne ne put, personne ne sut
Oh liberté !
Toi, l'oubliée, l'absente des mémoires
Toi, enchaînée aux siècles de douleurs
Où es-tu ?
Sur quel portique poussiéreux prendrais-je ton effigie
Pour te laisser en souvenir à mes enfants ? » (pp. 171-173)
8. « "Duel"
La plume déclara un beau jour au papier :
"De mes efforts, tes formes et tes courbes te viennent
Et l'art et la manière de tout temps m'appartiennent
Le terne et le muet en titre te reviennent
Tu es plat et simple, moi je suis gaie, enjouée
Tu es dans l'errement, moi, ma ligne est tracée
Chaque foulée que j'imprime sur ta surface
Fait resplendir mes arabesques sur ta face
Poèmes et poètes sont ceux que je côtoie
Lettrés, bardes et savants, tous procèdent de moi
Livres et enseignants, lieux de culte, de science
Tous ont la tête haute par ma seule présence
Le monde ne serait point si moi, je n'existais
Et sur la vérité, l'erreur l'emporterait"
Simple, innocent et pur, le papier répondit :
"Aucun son par le vide ne peut être transmis
Tu es l'artiste, oui, mais je suis ton support
Sans moi se pourrait-il que ton art ressorte ?
Des contraires qui s'opposent fécondent notre monde
Ah Seigneur, qu'il est beau comme tu l'as fait, ce monde !" » (pp. 191-193)
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