Cela aurait pu être le journal intime d'une de ces jeunes filles iraniennes, dont le monde entier a vu les vidéos postées sur les réseaux sociaux en septembre 2022, lesquelles, lors des grandes manifestations sous la bannière de « Femme, Vie, Liberté ! », étaient filmées en train de s'arracher le voile de la tête et de l'incendier en dépit de la répression féroce du pouvoir, parfois au prix même de leur vie. Mais la grande reporter d'origine iranienne Delphine Minoui troque ici sa plume journalistique contre celle de la romancière, qui choisit la prose poétique en forme de monologue autobiographique, dans une structure de flash-back à partir justement du moment fatidique où sa protagoniste surnommée « Bad-jens » (« mauvais genre », « espiègle ou effrontée ») brandit son « foulard-torche, flambeau de […] liberté » devant une foule exultante.
Est retracée une naissance non désirée par des parents qui auraient préféré un garçon : un père complètement dépourvu d'affection contrairement à une mère aimante et en capacité empathique, une enfance caractérisée par l'inégalité de l'éducation genrée (par rapport à son petit frère), puis une accession frustrante et culpabilisante à la sentimentalité et sexualité adolescentes. En revanche, sont décrites une socialisation amicale et une jeunesse qui, bien qu'entravées par le régime répressif notoire, portent toutes les marques de ressemblance avec celles de nos jeunes contemporains du monde entier : contestation générationnelle et scolaire, désir de s'individualiser par le code vestimentaire, par la musique et un usage intensif et créatif des réseaux sociaux (en tant que spectateurs et créateurs de contenus), facilité à communiquer avec des « amis virtuels » du monde entier (cf. Mi-cha, la Sud-coréenne), politisation par des thèmes sociétaux tels que la remise en question du genre et des orientations sexuelles, enfin, pour l'héroïne, l'apprentissage précoce et autodidacte de l'activité de tatoueuse.
Le dosage équilibré entre les spécificités de la réalité iranienne et les analogies de l'adolescence à l'heure du Covid est un choix heureux qui évite tout exotisme malvenu. Par contre, la forme romanesque empêche l'autrice de s’alourdir sur le contexte historique et l'actualité politique, en particulier sur la révolte « Femme, Vie, Liberté », au sujet de laquelle mon propre ouvrage de référence continue à être le beau travail éponyme par Chowra Makaremi, auquel je renvoie sans hésitation. Quelques épisodes glissés çà et là, par rapport au personnage de la mère et au décès du cousin, repérés et retenus, ne sauraient constituer l'essentiel du récit et ont au contraire un caractère anecdotique : il faut en être conscient afin d'éviter de s'attendre à un texte plutôt informatif.
Cit. :
1. « C'était l'été 2009 et je n'avais pas encore 4 ans.
Maman répétait, essoufflée :
- On nous a volé notre vote.
La réélection du président-voleur, un certain Mahmoud Ahmedinejad qui passait tout son temps à la télévision, avait déclenché une vague de manifestations.
Quand un cortège de protestataires défilait sous le balcon, elle me collait devant un dessin animé de Cathy la petite fermière, le berceau de Mehdi à mes côtés, et elle sortait en douce pour les rejoindre.
Ça a duré comme ça pendant plusieurs jours.
Puis elle a renoncé.
Une manifestante avait été arrêtée sous ses yeux. Ça l'a traumatisée. Tout comme elle a été traumatisée par la mort de tous ces jeunes innocents, tués en pleine rue, jetés du balcon de leur dortoir, ou torturés en prison.
Plus tard, je l'ai souvent entendue dire en parlant à ses copines : "On ne veut pas finir comme la Syrie". » (p. 52)
2. « Je relève la tête, mon 'maghnaé' plein de vomi.
Et là, dans ces toilettes à l'odeur de pisse et d'eau de Javel, je déglutis une avalanche de mots retenus, mots chiffonnés de colère contre le harcèlement moral, physique, sexuel, contre tous ces mecs détraqués, obsédés par nos poils, nos voiles, qui couvrent nos corps quand ils ne peuvent en abuser.
Le reste jaillit d'une traite : Ali sur le toit, Ali qui me prend par la taille, Ali qui me piège, et moi, à genoux, soumise à son emprise, incapable de dire "non".
Maman se tait. Elle s'est accroupie derrière moi et me masse les épaules pour calmer les monstres qui bataillent dans ma tête.
Je sens son visage qui se colle au mien. Sa joue humide contre la mienne.
Je sais qu'elle lutte pour retenir ses larmes.
- C'est de ma faute ! je lui dis.
- Ne dis pas ça. Ne dis plus jamais ça !
Elle pleure à présent.
Moi aussi, je me mets à chialer.
On se sent déjà plus forte quand la tristesse est partagée.
- Viens, ajoute-t-elle, on rentre à la maison.
Cette histoire, on n'en a jamais reparlé. » (p. 65)
3. « Seule dans ma chambre, je m'occupe comme je peux. Je crée un vlog sous pseudo où je présente mes films et mes chansons préférés. J'ouvre une chaîne Telegram où je résume les livres que j'ai aimés. Je publie des citations, des captures d'écran des pages qui me font rire ou pleurer. Je m'abonne également à un site en ligne où les fondus de mythologie grecque et de Rick Riordan inventent et écrivent la suite de sa série à succès, _Percy Jackson_.
Le concept me fait kiffer.
Dans notre conte persan des _Mille et Une Nuits_, Shéhérazade retarde chaque soir sa condamnation à mort en racontant au roi une histoire palpitante sans la terminer. Comme elle, je prolonge les récits inachevés, en espérant que, un jour, le nôtre trouve à son tour un dénouement heureux. » (pp. 83-84)
4. « Un soir, quelqu'un a fini par toquer à leur porte avec un courrier.
Ma tante a déchiré l'enveloppe. Elle a parcouru les mots qui lui sautaient à la gorge, des mots comme des électrochocs, et elle s'est écroulée au sol : il était annoncé noir sur blanc que "la famille" invitait tous les habitants de Chiraz aux funérailles de "l'honorable Ali, vaillant milicien bassidji, tué par des agents de l'Amérique, acteurs d'un complot ourdi par l'Occident".
Ali le manifestant, récupéré par le pouvoir et transformé 'post mortem' en nervi du régime !
En d'autres termes, on imposait à mon oncle et ma tante de maquiller la mort de leur fils s'ils voulaient récupérer son corps et l'enterrer.
On voulait faire croire qu'il était tombé en héros pour le pays. Pour pouvoir faire leur deuil, il leur fallait raconter des bobards. » (p. 95)
5. « Dans mon studio, penchée sur leur bras, leur épaule ou leur dos, je me sens comme l'ouvrier de l'usine de livres broyés du roman de Bohumil Hrabal : je transforme les mots interdits en œuvres d'art, nouveau langage indélébile, tatoué à jamais sur la peau.
Ici, pas besoin d'en dire plus. C'est le corps qui décide et choisit.
Un croissant de lune.
Une rose.
Un cœur nu.
Une bouche décousue.
Une tresse.
Un poème calligraphié.
Chaque tatouage renvoie à une histoire personnelle, un symbole émotionnel. Si je les assemblais de bout à bout, ça ferait une sacrée miniature persane.
Chaque fois que mon aiguille pique l'épiderme, les clients hurlent, pleurent et gémissent :
- Punaise, c'est intenable !
Ça fait mal, mais ça fait du bien.
Parce qu'ici, les larmes ne sont pas des larmes de tristesse. » (p. 108)
6. « Sur le tombeau de Mahsa Amini, ses parents ont écrit :
"Tu n'es pas morte. Ton nom est devenu un mot de passe."
Sur ceux de Hadis, 20 ans, Nika, 16 ans, Sarina, 17 ans, Hamid Reza, 20 ans, Mehrshad, 19 ans, ou encore Mohammad Hassan, 26 ans, la foule a dansé et chanté pendant les funérailles.
Nos martyrs à nous n'ont pas la barbe. Ils ne rêvaient pas d'épouser des vierges au paradis. Nos martyrs rêvaient d'un travail, d'une vie décente, du jour où les filles pourraient être fières de leur chevelure. "Ne lisez pas le Coran, ne soyez pas tristes. Ne faites pas la prière et écoutez de la musique", a déclaré l'un d'eux avant d'être pendu.
Partout dans le pays les cimetières sont devenus des lieux de vie.
Les femmes sont aux avant-postes de la révolution.
Elles arrachent leur foulard.
Elles coupent leurs cheveux.
Et de leurs larmes elles les arrosent pour qu'ils repoussent encore plus forts, encore plus beaux. Comme, autrefois, ceux de Chehelguissou, l'héroïne aux quarante chevelures, rendaient féconds les arbres desséchés. » (p. 126)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]