Logo Agora

 AccueilAccueil   Votre bibliothèqueVotre bibliothèque   Ajouter un livreAjouter un livre   FAQFAQ   RechercherRechercher   ForumsForums 
 MembresMembres   GroupesGroupes   ProfilProfil   Messages privésMessages privés   ConnexionConnexion 
    Répondre au sujet L'agora des livres Index du Forum » Littérature générale    
[Fantômes | Fatma Aydemir]
Auteur    Message
apo



Sexe: Sexe: Masculin
Inscrit le: 23 Aoû 2007
Messages: 1986
Localisation: Ile-de-France
Âge: 53 Poissons


Posté: Hier, à 19:35
MessageSujet du message: [Fantômes | Fatma Aydemir]
Répondre en citant

Nous disposons enfin en traduction française d'un roman issu de et traitant du sujet de la migration turque en Allemagne. Il s'agit d'un roman familial, polyphonique, dans lequel le père, les quatre enfants, et enfin la mère sont présentés tour à tour, au moment de l'action dramatique, qui se situe à l'été 1999, la veille du grand séisme d'Istanbul, et en flash-back tout au long de l'histoire de l'immigration du père de famille, puis des autres membres, d'un village kurde de Turquie jusqu'en Allemagne, à partir de la moitié des années 1970. Hüseyin, trimeur taiseux et triste, a enfin atteint l'âge de la retraite et réalisé son rêve d'acquérir un appartement à Istanbul, où il compte finir ses jours avec son épouse Emine, puisque leurs enfants, sauf le dernier, sont désormais suffisamment adultes pour être autonomes ; c'est là qu'il est foudroyé par un infarctus et que les autres se rendent précipitamment, à l'heure ou en retard, pour ses obsèques : Ümit, le plus jeune, un adolescent aux prises avec les troubles de sa sexualité, Sevda, la fille aînée accompagnée de ses deux enfants, à peine libérée d'un mariage abominable et parvenue à se prendre en charge financièrement, mais animée par une rancœur intarissable contre sa mère, Peri, étudiante universitaire émancipée et féministe, à la vie sentimentale tumultueuse, Hakan, l'aîné des garçons, qui s'achemine vers une carrière de voyou, et leur mère Emine, qui sous une apparence de soumission, de dévotion, d'incapacité à prendre une quelconque décision a pourtant dominé la maisonnée de manière coléreuse, autoritaire et fort peu bienveillante.
L'ensemble des thématiques identitaires qui touchent à la diaspora turco-kurde d'Allemagne – et peut-on dire de l'Europe tout entière, sauf quelques spécificités locales – est affronté avec précision et l'efficacité d'une langue à la fois simple et fortement référencée, donnant des informations d'une grande justesse : le poids des traditions dans l'abandon brutal de la ruralité, le rôle de la religion musulmane ou la pratique de l'agnosticisme, la domination des jeunes filles éloignées de l'école par le mariage précoce et imposé, la schizophrénie des jeunes scolarisés dans le supérieur, les problématiques de discrimination-racisme et de mauvais accueil, les malentendus et l'incommunicabilité générationnels, les dangers et déviances inhérents aux classes défavorisées, la question de l'occultation ou bien de la revendication militante de l'identité kurde...
Mais ici, il est surtout question d'un secret de famille. Alors que la circonstance d'un décès est toujours peu ou prou l'occasion d'un questionnement sur les rapports avec le disparu et d'un bilan des relations familiales, lorsque le silence pèse des griefs de chacun à l'égard des autres et, dans le meilleur des cas, comporte la mise à plat d'éventuelles complicités qui ont pu se tisser entre certains membres de la famille à l'exclusion des autres, se dévoile progressivement, au fur et à mesure de l'entrée en scène des protagonistes, l'histoire cachée du personnage manquant, de ce « Fantôme » ou plutôt d'un « Djinn » (dans le titre d'origine) qui était pourtant jusqu'à il y a peu un être en chair et en os, membre inconnu de la fratrie, qui a tenté de s'y révéler. L'existence de ce secret, à l'évidence, a provoqué une grande dose de culpabilité, une souffrance persistante avec son corollaire de cruauté infligée, et des troubles notamment au niveau de l'identité sexuelle chez plusieurs enfants. La solution de ce mystère devient haletante dans le chapitre conclusif, relatif à la mère, qui comporte également une chute absolument cinématographique. Il faut relever également une particularité stylistique d'une grande maestria : alors que les chapitres concernant les enfants sont globalement écrits à la troisième personne, par un narrateur surplombant, sauf quelques dialogues ou monologues intérieurs, le premier et le dernier chapitre, ceux qui traitent des parents, sont écrits à la deuxième personne : il faut attendre la toute dernière page pour comprendre qu'ici, l'interlocuteur qui tutoie le parent, c'est la voix de sa propre conscience, une conscience qui est loin d'être apaisée...
La construction narrative, la précision du trait des caractères et leur aspect emblématique, la pertinence des réflexions, et enfin le brio stylistique rendent cet ouvrage tout à fait extraordinaire. La renommée du traducteur exempte de tout éloge, même si une appréciation particulière mérite le choix de laisser le pronom personnel, si crucial dans le dernier chapitre, dans sa forme turque comportant la flexion des cas grammaticaux. Toutefois, il est regrettable que l'absence ou l'inadéquation du travail de relecture ait laissé passer un certain nombre de coquilles vraiment désagréables.



Cit. :


1. « "Pourquoi tu transpires autant ?
- Moi ?"
Idiot. Qu'est-ce que c'est que cette question : Moi ? Évidemment que c'est de toi qu'elle parle, de qui parlerait-elle d'autre ? Elle parle de la personne qu'elle observe et dont elle touche le visage, elle parle précisément de la personne pour laquelle elle te prend. Mais que voit-elle, Peri, au juste, quand elle te regarde ? Qui es-tu, qui est cet Ümit pour elle ? Un petit frère désemparé, en pleine puberté, souffrant d'un problème de sudation ? Ou bien une personne insupportable, un malade qui ne pleure pas son père défunt, un gars dont l'indifférence goutte comme un poison par tous les pores, et qui empeste la totalité de son environnement ? La fumée blanche sortirait-elle aussi de lui, par hasard ? Est-ce le poison d'Ümit qui flotte ici dans l'air ? » (p. 51)

2. « Au bout du compte, comme tant d'autres choses dans la vie de Peri, le sujet du mémoire était né du seul besoin de ne pas correspondre à l'image que d'autres se faisaient d'elle. Tandis que des gens comme Armin ou les condisciples de Peri conservaient la liberté de décider par eux-mêmes ce qui leur plaisait ou non, c'étaient constamment des tiers qui expliquaient à Peri ce à quoi elle devait s'intéresser. Et elle paraissait, elle paraît encore et toujours condamnée à faire exactement le contraire pendant toute sa vie. Alors, oui, elle s'intéresse à Nietzsche, et, non, la polyandrie ne lui dit rien du tout. Oui, elle lit les textes de la théorie féministe, elle se rend à des teufs techno et écoute du hip-hop, même si ça ne plaît pas aux autres membres du groupe des femmes, et non, elle n'est pas forcée de rompre avec sa famille pour s'émanciper. Elle arrive à concilier tout cela. Avec un tiraillement permanent à la poitrine, c'est vrai, mais tout de même. » (p. 180)

3. « "Si tu crains de me servir de cobaye ou autre chose, tu n'as pas de soucis à te faire", annonça-t-elle.
Ciwan la regarda sans comprendre.
"Ce n'est pas ma première fois, reprit Peri.
- Je te demande pardon ?
- J'ai aussi déjà eu une histoire avec une femme", dit Peri en haussant les épaules.
La peur qu'on lisait dans les yeux de Ciwan céda tout à coup la place à quelque chose d'autre, qui lui arracha un soupir discret, mais perceptible.
Il dit : "Je ne suis pas une femme."
Peri eut l'impression de recevoir une gifle.
"Je sais ! Cria-t-elle. Je sais. Ça n'est pas ce que je voulais dire... Je veux juste que tu te sentes bien."
Ciwan secoua la tête, mais il ne partit pas. Il resta là, debout, et la regarda. Ses yeux brillaient, trahissant toujours sa déception.
La bouilloire se mit à siffler. » (p. 214)

4. « - Eh bien... Tu crois que Baba s'est fait cogner la gueule par les flics, un jour ?
- Quoi ? Qu'est-ce qui te fait penser à ça maintenant ?
- En fait, j'y pense tout le temps. Il avait un air tellement bizarre quand il était question des flics. Comme s'il en avait une peur panique, tu sais ? demande Hakan.
Peri écume. "Ça n'est pas le cas de tous les étrangers ?
- Non, répond Hakan. Ça n'est pas de ça que je parle. C'était plus que ça. Comme s'il savait parfaitement ce qui pouvait se passer. Comme s'il avait déjà vécu quelque chose avec les keufs.
- Je ne sais pas, dit Peri. Baba a été dans l'armée turque, il était stationné au Kurdistan...
- Quoi, le Kurdistan ? demande Hakan en lui coupant la parole d'un air grognon. Pourquoi tu ressors toujours cette histoire, Peri ? La question que je t'ai posée n'avait rien à voir.
- Mais si, mec, fait Peri entre ses dents. C'est exactement ce que tu m'as demandé : pourquoi Baba a-t-il peur des hommes en uniforme ? Peut-être parce qu'il en a été un autrefois ? Réfléchis un peu à ça.
- Qu'est-ce que ça a à voir avec les Kurdes, Peri ? De temps en temps tu sors de ces conneries...
- Lâche-moi, vieux, dit Peri. Discuter avec toi, c'est comme pisser sur un mur merdeux. Va à l'aéroport, maintenant, et ramène enfin ton cul. » (pp. 262-263)

5. « Quand Hakan y réfléchit, il se dit que c'est évidemment un curieux hasard, que la maison de Sevda ait brûlé et ensuite l'usine, bien que l'incendie de l'usine soit resté à peu près sous contrôle parce que le contremaître nazi avait réagi suffisamment vite. Au moment où Hakan avait, d'une pichenette, envoyé sa cigarette dans le conteneur, il ne pensait pas à Sevda, au petit Cem ou à Bahar. Il ne pensait à personne et à rien, son corps agissait en toute autonomie, comme si vouloir voir brûler cette boîte à la con était la chose la plus naturelle du monde. Comme si cet incendie était l'unique possibilité de ne pas terminer comme son père. Au fond, c'était de la légitime défense. » (p. 266)

6. « Dans le silence et l'obscurité, il n'y a plus que toi et ton râle, et soudain, la certitude qu'il est trop tard pour espérer de l'aide. Mais il y a encore quelque chose, Emine. Tu te demandes qui je suis ? Ce n'est pas important, Emine. La véritable question, c'est qui tu es. Car je ne suis qu'une partie de toi, Emine. Je suis le gouffre entre ta croyance et tes actes. Je suis la contradiction entre l'image que tu as de toi et le visage que tu montres aux autres. Je suis la faille entre ce que tu considères comme juste et comme mauvais, la fissure subtile dans ta morale, la dichotomie entre ce que tu es et ce que tu dois être. Je ne suis, tout simplement, que la voix dans ta tête, Emine. Je ne suis rien sans toi. Alors dis-moi, qui es-tu ? » (pp. 356-357)

----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur Wikipedia]
Voir le profil de l'utilisateur Envoyer un message privé absent
Montrer les messages depuis:   
 
   Répondre au sujet  L'agora des livres Index du Forum » Littérature générale
Informations
Page 1 sur 1
 
Sauter vers:  
Powered by phpBB v2 © 2001, 2005 phpBB Group ¦ Theme : Creamy White ¦ Traduction : phpBB-fr.com (modifiée) ¦ Logo : Estelle Favre