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[Ada ou la beauté des nombres | Catherine Dufour]
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Posté: Hier, à 20:06
MessageSujet du message: [Ada ou la beauté des nombres | Catherine Dufour]
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Ada Lovelace, fille du poète Lord Byron et de celle qu'il surnommait sans bienveillance la « princesse des parallélogrammes », est l'une des pionnières de l'informatique, ou au moins de la conceptualisation des potentialités que la machine à calculer imaginée et jamais complètement réalisée par son ami Charles Babbage pourrait avoir un jour. Au cours d'une vie très brève (guère plus de trente ans) alourdie par une santé fragile, par une hérédité ambiguë, par l'absence du père, par une mère et un mari maltraitants (en succession et de concert), et par trois grossesses sans doute non désirées, ce n'est que par défaut, pour se soustraire au carcan étouffant que la société victorienne imposait aux femmes, qu'elle se réfugie dans la pensée abstraite des mathématiques et qu'elle saisit l'occasion de s'entourer de personnages, dont Babbage en premier lieu, qui lui offrent l'opportunité d'exprimer son fulgurant éclair de génie.
Cette biographie par Catherine Dufour, ingénieure en informatique, chroniqueuse au _Monde diplomatique_, chargée de cours à Sciences Po et autrice de romans de fantasy et de science-fiction, met en exergue deux aspects de la vie de l'illustre inventrice : sa condition de femme évoluant dans le contexte social de l'Angleterre de la première moitié du XIXe siècle ; et son entourage familial et amical : ce dernier est repris et synthétisé dans l'Appendice, « L'extinction de la constellation Byron », court rappel des biographies des principaux personnages cités dans le texte, qui ont gravité autour d'Ada Byron-Lovelace.
Le cadre social de cette époque, tout au moins dans la haute aristocratie dont Ada est issue, est caractérisé par trois éléments déterminants : une maltraitance ahurissante, difficilement concevable de nos jours, presque criminelle, à l'égard des enfants et des épouses ; un état d'inévitable étiolement de ces dernières, dû à leur inactivité et aux prohibitions sexuelles, comportementales, et de tous ordres qui leur sont imposées, dont la seule issue est la somatisation, la psychopathologie et l'usage extensif et généralisé des drogues ; une surdétermination des motifs financiers et de statut social dans l'élaboration des stratégies matrimoniales, dans un contexte de grande volatilité des fortunes, renforçant les comportements disruptifs et violents, la transgression constituant donc un exutoire de classe et de genre aux excès de la pression sociale, transgression accessible, dans une certaine mesure, aux femmes également. Ainsi Byron peut pratiquer impunément l'adultère, le viol toute sorte de sévices sur sa femme, l'abandon de ses enfants, l'inceste fécondant de sa demi-sœur, et ne sera obligé à s'expatrier qu'à cause de l'imminence de sa banqueroute et de la menace de l'ébruitement de son... homosexualité (ces deux dernières étant les seules méconduites réellement répréhensibles selon les critères de l'époque !)... Ainsi Ada aura-t-elle aussi quelque loisir de se ruiner aux courses équestres, d'avoir des amants, de brutaliser ses enfants, de « se défoncer » à souhait.
L'hérédité de la protagoniste comporte donc le surinvestissement dans l'entraînement et la pratique intellectuelle, l'une des seules activités décentes pour des hommes dûment oisifs et autorisées aux femmes du monde pour s'évader d'un quotidien psychogène et mortifère. Génie ou folie, génie et folie, plus souvent... Chez Ada, cet entraînement consiste surtout en un enseignement des mathématiques qui se transmet de mère en fille. Mais le côté obscur de cette hérédité, ce sont les excès paternels est le harcèlement, entamé par sa mère, puis perpétuée par l'époux, longtemps avec la complicité de ladite mère dans un étrange duo pervers gendre-belle-mère, enfin reproduit à l'identique auprès de ses propres enfants...
Quant à ses fréquentations (autorisées...), il y a les 'societies', les sociétés scientifiques, et leurs membres avec lesquels, à certaines conditions de 'ladylikeness', même ces dames ont le droit de correspondre : Mary Somerville, Morgan, Babbage, Faraday : tout un environnement socio-intellectuel en grand ferment dont fait partie également Darwin.
Les découvertes scientifiques d'Ada Lovelace ne font pas l'objet d'une description détaillée, sans doute évitée pour ne pas s'attarder dans des technicités qui rendraient l'ouvrage moins accessible, mais leurs implications postérieures et posthumes dans les développement de l'informatique sont clairement explicitées, jusqu'à Alan Turing et même à l'Intelligence artificielle. Le style du récit est très enlevé, vif et même truculent, avec des petits clins d’œil féministes réguliers et toujours salutaires.



Cit. :


1. « On dit que, juste avant l'accouchement, Byron s'installe dans la chambre au-dessous de celle d'Annabella et fracasse des bouteilles de soda vides contre le plafond, pour l'empêcher de dormir, ou bien qu'il tire à balles réelles sur lesdites bouteilles pendant l'accouchement même, pour couvrir les plaintes. Ou encore qu'il annonce à sa femme, quelques heures après l'accouchement, qu'elle vient de perdre sa mère – fake news ! C'était pour rire, poisson de décembre, lol. Que ce soit l'un, l'autre ou les trois, ça pose l'ambiance. Le 10 décembre 1815, une petite fille naît à Piccadilly Terrace : Augusta Ada Byron. » (pp. 41-42)

2. « De ce moment [l'âge de 13 ans], Ada devient valétudinaire. Outre la gastrite, elle souffrira toute sa vie d'asthme, de troubles de l'équilibre et de dépression, avec des crises d'angoisse – des sensations de mort imminente, notamment, qu'elle compare à des crises cardiaques. Aux saignées et aux potions s'ajoutent alors des prescriptions d'alcool, d'opium et, enfin, de morphine. Rien d'étonnant dans ces ordonnances, et certainement pas l'opium, vendu dilué dans du vin sous le nom de laudanum. Tout le monde en prend. La consommation ne fera que croître en Angleterre pendant le XIXe siècle, dans toutes les classes et à absolument tous les âges – le fameux sirop pédiatrique "L'Ami de maman" prescrit cinq gouttes pour les nourrissons de cinq jours, vingt-cinq gouttes dès cinq ans. Si vous vous demandiez comment les Anglaises et les Anglais réussissent à traverser ce long tunnel d'oppression qu'est l'ère victorienne, maintenant, vous savez : toute la population est droguée jusqu'aux yeux. Ada, elle, trouve que l'opium la rend délicieusement philosophe, et la soulage de toutes ses envies, ainsi que de toutes ses angoisses. » (pp. 57-58)

3. « Ada estime que les formules mathématiques, une fois mises sous une forme calculable, bénéficieront d'un nouvel éclairage permettant de mieux les comprendre. Ada voit le moteur analytique comme un moyen de percer les secrets des mathématiques par la force brute. Susceptible d'aller plus vite et plus loin que ne le pourrait un être humain armé de ses seules ressources, il ouvrira peut-être, au bout de son voyage, des portes dont nul ne soupçonnait l'existence. On retrouve cet émerveillement, de nos jours, devant l'Intelligence artificielle ou le 'big data'. Ainsi, dans _La littérature au laboratoire_, Franco Moretti (professeur au Stanford Literary Lab) écrit en 2016 : "Au fil de leurs expérimentations, les nouvelles technologies ont changé de statut : elles devaient rendre possible la vérification à très large échelle d'hypothèses audacieuses ; elles ont fini par défier les concepts mêmes qui entrent dans la formulation de ces hypothèses."
Étrange résonance entre deux nouvelles technologies que deux siècles séparent. Ada réalise là ce que Babbage, obnubilé par les détails matériels, n'a pas fait : un saut conceptuel. Agissant comme une focale panoramique, Ada place le travail de Babbage "dans un cadre conceptuel plus large sur lequel elle espérait qu'on pourrait bâtir" [Stephen Wolfram] » (pp. 116-117)

4. « Ada travaille d'arrache-pied sur Bernoulli, oscillant entre exultation et désespoir, jurant mais un peu tard qu'on ne l'y reprendrait plus. Son époux, lui aussi, s'exaspère et l'exaspère. Il en est même réduit à lui servir de secrétaire et à repasser à l'encre la célèbre figure "Table et diagramme" de la note G ; le premier programme jamais écrit. Il s'agit "d'une table et un schéma montrant exactement comment l'algorithme serait introduit dans la calculatrice, pas à pas, avec deux boucles récursives. C'était une liste numérotée d'instructions d'encodage qui comprenait des registres de destinations, des opérations et un commentaire – présentation qui serait familière à quiconque écrit aujourd'hui du code en langage C++" [Walter Isaacson] » (p. 120)

5. « La trace d'Ada dans l'histoire des sciences, comme un rhizome, s'est étirée sur un siècle de façon quasi souterraine, avant de percer enfin à la lumière et d'éclore. Le mérite en revient à ses notes, bien sûr, mais aussi, plus étrangement, au fils de Babbage.
En 1842, le projet du moteur à différences est définitivement abandonné par le gouvernement – et par Babbage. […] Et le moteur analytique ? Babbage ne le construira pas non plus. En 1851, il admet qu'il n'y parviendra jamais – trop cher. Après sa mort, un de ses fils, Henry, fabrique le moulin et l'imprimante, ainsi que des parties du moteur à différences n° 1. Il en fait des démonstrations qui ne convainquent personne. Vexé, il remise le tout dans des caves et des musées – un modèle échoue dans le grenier de Harvard.
En 1937, un physicien américain nommé Howard Aiken, un très beau gosse bardé de diplômes, va faire un tour dans ce grenier. Il y trouve un des modèles de démonstration de Henry. Fasciné, Aiken le fait installer dans son bureau. Il expliquera en 1973 qu'il a carrément fait monter ces pièces dans son calculateur. Car il a persuadé IBM de fabriquer un calculateur électro-mécanique : Mark I. Cette machine de seize mètres de long, lourde de cinq tonnes, avale des mètres de données sur papier perforé, "ce qui autorisa Aiken à dire qu'il avait réalisé le rêve de Babbage" [Walter Isaacson]. Et, aussi, celui d'Ada. » (pp. 198-199)

6. « Ce n'est pas le tout de fabriquer une machine programmable, encore faut-il la programmer. C'est là que les femmes, suivant les traces d'Ada, entrent en scène. Mark I est programmé par une femme nommée Grace Hopper. […] Par la suite, Grace Hopper lance l'idée d' 'open source', développe la collaboration entre informaticien.nes et coordonne comme chef de projet la mise au point du Cobol, premier langage multi-plateforme privé. Quant à l'Eniac, un des concurrents du Mark I, il est programmé par six mathématiciennes : Jean Jennings, Marlyn Wescoff, Ruth Lichterman, Betty Snyder, Frances Bilas et Kay McNulty. En 2011, avant sa mort, Jean Jennings rappelait fièrement que les premiers programmeurs étaient toutes des programmeuses. Elle ajoutait, lucide : "Si les administrateurs de l'Eniac avaient su à quel point la programmation serait vitale pour le fonctionnement du calculateur électronique et à quel point elle s'avérerait complexe, ils auraient peut-être hésité un peu plus à confier un rôle aussi important à des femmes."
Mais alors, pourquoi le secteur de l'informatique est-il aujourd'hui à ce point trusté par les hommes ? » (pp. 200-201)

7. Excipit : « En 1812, Annabella Milbanke nageait avec délice dans les sciences. Au même moment, le poète Lord Byron défendait les luddites qui détruisaient les métiers à tisser mécaniques. Science contre poésie, c'est tout le drame de ce couple qui n'a jamais réussi à s'entendre, à unir ses contraires. Trente ans plus tard, Ada [leur fille] s'est tendrement penchée sur ces rouages épars. Dans un éclair de génie, elle a imaginé une machine qui serait capable de créer, en partenariat avec le cerveau humain, des musiques et des langages jusque-là inconnus. En fusionnant science et poésie dans une même vision, Ada a bâti entre son père et sa mère un pont qui n'avait jamais pu exister. Ce faisant, et sans jamais le savoir, seule dans son bureau glacial avec sa plume d'oie et sa bougie, tenant la porte close sur les criailleries de sa mère, son mari, ses enfants et sa propre santé, elle a inventé l'informatique et donné sa forme à notre futur. »

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