Ce roman relate comment les relations sentimentales et sexuelles au sein d'un couple – ici lesbien, mais cela s'avère absolument sans importance – sont bouleversées lorsque le désir de parentalité est asymétrique. La narratrice est d'abord présentée par sa condition professionnelle : cuisinière sur un navire marchand qui parcourt, de Sud à Nord et vive-versa, la côte pacifique du continent sud-américain. Femme marin évoluant dans un milieu masculin, qui rencontre des femmes lors des escales portuaires, elle tombe amoureuse de Samsa, croisée en Patagonie mais qu'elle suivra en Islande, son pays natal. Un jour Samsa imposera la maternité à sa conjointe qu'elle surnomme Boulder, jusqu'au délitement et à l'effondrement de leur relation. Les noms des personnages sont importants : Samsa, la femme qui enfante, a le nom du protagoniste de la célèbre nouvelle de Kafka, _Métamorphose_ : Gregor Samsa est celui qui se réveille un matin transformé en « monstrueux insecte ». Boulder, ce sont ces « grands rochers solitaires du sud de la Patagonie, des chutes du monde, en surplus, abandonnées après la création, isolées, exposées à tout vent » (p. 22). Et la voix de Boulder, qui ne fait jamais preuve de la moindre complaisance pour elle-même ni envers la relation, et surtout pas concernant le sexe, de raconter toute l'horreur de cette double métamorphose, de la femme aimée et de leur amour. Pourtant, contrairement à toute attente et au corps défendant de Samsa, un lien singulier mais solide va s'instaurer entre Boulder et la nouveau-née Tinna, de sorte que se dessinent deux visions opposées de la parentalité : fusionnelle et excluante pour l'une, ou bien gardant une distance et une déresponsabilisation assumées pour l'autre mère. Mais c'est « la force des liens familiaux », syntagme abhorré par la narratrice, qui s'avère être un mensonge ou une imposture, dès lors que ce sont surtout les liens du désir qui se distendent mutuellement. Et Boulder, que ne saurait consoler même pas la présence envahissante et totalisante du bébé, d'en souffrir le plus, malgré un travail prenant – dans son food truck – et une sociabilité plus épanouie et alcoolisée – à la taverne en compagnie du patron Ragnar – que sa compagne restée cantonnée auprès d'autres mères de nouveau-nés.
Ce livre est donc d'abord une évocation des différentes étapes du désir. Les descriptions érotiques et autres suggestions charnelles ont frappé certains commentateurs pour leur crudité : elles m'ont paru poétiques et très harmonieuse avec la personnalité lucide et tourmentée de la protagoniste ; çà et là j'ai également pu lire des références à un ton prétendument ironique, qui m'a semblé, personnellement, complètement absent. Par contre, j'ai relevé l'idée qu'un certain regard concupiscent qui importune les femmes et que les féministes dénoncent, est identique chez les lesbiennes désirantes, et reconnaissable comme tel par les femmes désirées : il ne serait donc pas une prérogative du virilisme, mais un regard propre au désir, et la gêne qui en résulte ne serait donc due qu'à l'absence de réciprocité.
Ce roman est-il féministe ? La narratrice, qui semblerait au début farouchement dépourvue du prétendu « instinct maternel » serait-elle en fin de comptes moins féminine que Samsa ? Peut-être à cause de sa profession initiale et de son attrait pour le grand large, peut-être pour son appétence pour le tabac et les alcools forts, peut-être pour sa sexualité aussi obstinée que frustrée, ou précisément pour son « regard d'homme » ? En vérité, ces stéréotypes sont fragiles et ne résistent pas à une lecture un tant soit peu attentive et honnête, de sorte que nul besoin ne s'impose d'afficher de métaphoriques sous-titres : « Attention : préjugé viriliste ! ». Cela vaut d'abord et surtout pour le choix de camper une relation homosexuelle, dans laquelle cependant il est évident que l'enfantement ne « va pas de soi » autant que dans un couple hétérosexuel traditionnel, et sans doute qu'il est utile de rappeler qu'une femme peut avoir une panoplie de sentiments, de motivations, de représentations et d'arguments qui l'opposent à la maternité. C'est donc précisément dans le parti pris de l'indifférence du genre que je comprends dans cette histoire de désir et de parentalité, que réside, me semble-t-il une forme plus subtile et intelligente de féminisme que ne l'aurait été un texte littéraire de dénonciation des stéréotypes.
Cit. :
1. « Moi, les enfants ne me réussissent pas. Et surtout, ils m'inquiètent, ils m'apparaissent comme des variables imprévisibles qui viennent échouer sur mes écueils avec toute la force de leur folie innée. Ils sont abrupts, incontrôlables, intermittents. Ils se sentent attirés par moi à la façon perverse des chats qui jettent leur dévolu sur les gens allergiques. Samsa les reçoit en leur offrant des biscuits, leurs parents s'en désintéressent et moi je sers l'alcool. Verres, bouteilles, glaçons. Des défenses derrière lesquelles je me retranche, comme si les degrés élevés de ces liqueurs vertes et mauves pouvaient les tenir en respect de l'autre côté de mon monde. Je ne comprends pas pourquoi je n'y parviens pas. Au milieu du dîner, ils tiennent à me grimper dessus, ils barbouillent mon jean de leur nourriture à demi mâchée, ils veulent que je les regarde, que je les dorlote, que je leur parle. Moins je fais attention à eux, plus ils insistent. Samsa me surveille et sourit. Cela me fout en rogne qu'elle puisse me considérer comme un défi, qu'elle s'attendrisse, qu'elle croie pouvoir me dresser comme un paysan dresserait un loup. » (p. 31)
2. « Cela arrive à la maison comme un invité mortel. Inattendu et funeste. La maladie qui ne frappait que les autres. Je veux un enfant, dit Samsa, un enfant à nous. À toi. Elle le dit et je ne sens rien, comme si j'avais avalé de l'arsenic. Je suis glacée, c'est tout ce que je sais.
[…]
Dire non, c'est la quitter, je demande du temps. Je frôle la quarantaine, je n'en ai plus beaucoup, répond-elle. Paramètre de merde. Une semaine, je ne demande qu'une misérable semaine. C'est comme si le fait de ne pas avoir accepté tout de suite avait mis en évidence la nature tragique de notre lien, de ce qui resserre et qu'on nomme le couple. J'invente des arguments et les mets sur la table. Une belle dérobade. Nous n'avons pas le temps de nous occuper d'un enfant. Ce serait une grossesse à risque, nous serions des mères attardées, quand l'enfant irait au lycée, on nous prendrait pour ses grands-mères. Il n'y a pas de place dans l'appartement. Avoir un enfant c'est prendre une assurance souffrance. À vie. Des arguments idiots qui ne sont pas à la hauteur du désir contre lequel ils lancent leurs flèches. » (pp. 42-43)
3. « Avoir un enfant est un projet monstrueux qui se met en marche d'un seul coup, sans prévenir. Il naît de nulle part avec une force inimaginable capable de tout démolir, tel un tremblement de terre. Il faut être un animal au petit cerveau pour le voir venir, pour garder intact son instinct de survie. Je suis sûre que si nous avions un chien, il l'aurait su avant tout le monde et se serait sauvé de la maison. Il est tout de même incroyable qu'une seule décision, une foutue pensée impalpable, puisse ébranler aussi brutalement les charpentes de chair et d'os qui soutiennent la vie quotidienne, le rythme syncopé des heures, la couleur réelle et prévisible de chacun des paysages qui nous nourrissent et nous accompagnent. La décision anticipe un être qui existe déjà, et colonise tout. Sa présence est compacte, elle occupe la maison de ses tentacules définitifs, elle s'enfonce dans le crâne des habitants et s'agrippe à la membrane qui leur enveloppe le cerveau. Je ne peux pas lui échapper, elle me poursuit partout où je vais, comme un pécheur poursuit un autre pécheur en lui jetant des pierres et en lui crachant à l'oreille ses propres terreurs. » (p. 45)
4. « Et je m'aperçois que le sexe est le mensonge le plus facile, car ce qu'on appelle l'âme et qui semble habiter la chambre partagée de l'amour n'est pas réelle, n'est rien, juste deux yeux qui regardent comme s'ils aimaient. Et cela dépend du corps, du corps et du cerveau, qui sait donner aux yeux l'allure de la passion. Il est donc facile de la faire taire en lui mangeant tantôt le cou, tantôt la langue, tantôt les lèvres, de lui ôter le souffle, de vider sa décision. Et de lui enfoncer ce dont elle a besoin, à savoir des mots, juste en la regardant dans les yeux, dix minutes, quinze minutes, une demi-heure, pendant que ma main lui offre et lui prend le désir, et avec lui l'angoisse et l'amertume, en dessinant des cercles là où elle m'attend, là où commence et semble se terminer la vérité entre nous deux, c'est-à-dire tout. » (pp. 55-56)
5. « Un filtre très fin barre la bouche de son désir. Il ne reste plus rien d'elle, elle s'est métamorphosée. Elle ne me laisse même pas la toucher, l'utiliser sans prétendre lui donner quoi que ce soit, juste pour assouvir la faim hebdomadaire accumulée en moi rejet après rejet. Quand je me masturbe, allongée à côté d'elle, elle me tourne le dos, comme pour protéger son enfant de quelque chose de laid, de la méchanceté foncière des autres corps, ceux qui ne soupçonnent pas à quel point il est sacré d'agencer et de bâtir une nouvelle vie, ceux qui ne servent qu'à inoculer leur manque et leur peur, leur besoin avide jamais satisfait de chaleur et d'approbation. Je me branle et je coule tout entière, je me recueille à l'endroit même où je me suis appelée. Je suis une fleur d'hiver qui s'ouvre par erreur et se referme. Chaque orgasme est un petit enterrement. Quand j'ai fini, elle attend un peu avant de se retourner. Elle prend ma main et la pose sur son ventre. C'est ce que les dieux ont dû ressentir le jour où les continents, à coups de tête, formèrent les montagnes. Ma main est l'impuissance. Je ne sens rien, je ferme les yeux et je me repose. » (p. 70)
6. « La maternité de Samsa est exclusive, elle ne me concerne pas, elle a fait de moi une exilée. Elle et Tinna sont encore un seul et même être, comme lorsque Samsa était enceinte. Elles passent la journée allongées sur le canapé, peau contre peau, nues. Leur vie se réduit à l'allaitement. Tinna a toujours un mamelon dans la bouche. Il lui sert de biberon, de tétine, de jouet. Elle ne s'en lasse pas, il est autant à elle que son propre palais ou que la langue avec laquelle elle l'écrase. Quand elle s'endort et le perd, c'est comme si une planète avait perdu son étoile : la froideur absolue, une froideur monstrueuse qui la réveille et la terrifie. Elle se met à donner des coups de tête à Samsa, la bouche ouverte comme un grand œil qui veut retrouver la lumière, la sagesse. Si elle n'y parvient pas, elle crie. Elle a des cris bien à elle, qui ne ressemblent à ceux d'aucun bébé au monde. C'est un empire de sauterelles qui arrive et ravage tout, qui ravage tout et repart. Je les crains. Je crains le néant qu'ils laissent derrière eux quand ils s'arrêtent, le champ jonché de cadavres. Pour Samsa, en revanche, tout est gracieux, elle a atteint une sorte de nirvana. » (pp. 77-78)
7. « Je voudrais entrer en volant par la fenêtre et la kidnapper, punir Samsa de son intolérance et de sa faiblesse. De me tenir à l'écart de la vie de Tinna et de la sienne. Les arguments de Samsa sont biologiques : parce que les hormones, parce que le cordon symbolique, parce que l'allaitement. Elle va jusqu'à dire que la première année d'un enfant appartient à sa mère, elle l'a lu dans un livre. Fuck you. Moi aussi j'ai assumé la maternité, par amour pour elle et non par besoin d'enfant, mais je l'ai assumée et je la revendique. Nous finissons par baiser pour bien trop de raisons. Parce qu'elle se sent puissante et parce que je me sens seule. Parce que l'amour crée des sédiments et que les sédiments ont une mémoire. Parce qu'elle se sent coupable, parce que j'ai passé la nuit à regarder une autre femme et que je suis très excitée. Baiser pour tout cela, c'est sortir d'un immeuble en feu par l'escalier qui ne mène nulle part, l'escalier de secours. » (p. 86)
8. « Quand elle dort blottie contre ma poitrine, avec ses yeux qui bougent sous ses paupières, j'ai l'impression que la vie me fait face, me défie, qu'elle m'ordonne comme jamais de croire et de déposer les armes. Quand elle se réveille, je la rafraîchis, je l'habille et lui prépare une bouillie. Elle adore écouter la radio. Elle me dédie un spectacle qu'elle n'offre jamais en présence de Samsa : elle se déplace dans la cuisine en sautillant sur ses fesses, siffle comme une bouilloire, me regarde, rit, bave. C'est sa façon de me demander d'allumer la radio. C'est du moins ce que je crois, car dès qu'elle l'entend, elle court vers moi à quatre pattes. Puis je la mets debout et nous dansons. Je suis une piètre danseuse, je n'ai aucun sens du rythme et je ne vois d'ailleurs aucun intérêt à agiter son corps en synchronie avec un autre en dehors du domaine spécifique du sexe, mais la volonté d'un nouveau-né est une et entière, elle est capable de tout ériger et de tout démolir, d'élever et de détruire des montagnes. Alors je fais avec Tinna ce que je n'ai jamais fait avec Samsa, je la serre dans mes bras et j'explore cette intimité qui surgit lorsque le monde se replie sur nous. Nous dansons. » (pp. 94-95)
9. « Je vois Tinna quatre ou cinq jours par mois et cela me suffit. C'est vrai, cela me suffit. Je n'ai pas besoin de tenir le rôle de mère, du moins pas de la façon dont Samsa conçoit qu'elle est mère. Je ne me soucie pas du grand filet d'intendance qui prend Tinna dans ses mailles, tout ce qui m'intéresse est d'être avec elle, en relation avec elle. Samsa trouve ça parfait. Mon choix confirme la valeur de sa cause. Je la regarde et je vois une femme qui a échangé son propre mérite contre le bien-être d'un enfant. Elle est la déesse des bonnes décisions, elle arrange tout. Tinna est son argile, sa figurine, si petite qu'elle tient dans les mains. La vie d'une mère peut être cela : la langue qui lèche infatigablement. Samsa est utile, elle est aimante, elle est pratique. Elle est devenue une boussole. Tinna l'aime de cette sorte d'amour que la vie en commun renforce. Elle préfère Samsa et ça me fait du bien. L'impression d'être sauvée. » (p. 119)
10. Excipit : « Je ne comprends pas pourquoi penser à la mort d'un cabillaud apaise ma douleur. Je ne comprends pas non plus cette douleur, elle ne me gêne guère mais elle est toujours présente. Je pensais qu'elle allait m'attaquer, profiter de la fatigue de la nuit pour m'enfoncer ses ongles et ses dents. J'étais prête pour les larmes. Mais non, ma douleur ressemble à un chien. Elle se couche dans un coin et lèche ma blessure. Elle la garde tendre et ouverte, pénardement. Je navigue et je suis très seule. Demain j'arrive au port et je vais chercher Tinna. Je ne partirai pas à l'abordage, pour le moment. »
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