Tout comme en musique il existe de nombreuses transcriptions – telle la _Rhapsodie sur un thème de Paganini op. 43_ par Sergueï Rachmaninov que j'écoute en boucle ces jours-ci –, le lectorat italophone a découvert en janvier 2024 ce roman posthume oublié du grand Stefano D'Arrigo qui, dans le manuscrit, avait inscrit en sous-titre la mention : « D'après _Les Âmes mortes de Gogol_ ».
Il s'agit véritablement d'une transcription, transposée dans le Royaume des Deux Siciles au moment de son agonie, la veille du débarquement de Garibaldi en 1860, premier acte de l'unification de l'Italie sous la couronne de la dynastie de Savoie. L'acheteur d'âmes mortes, le Pavel Ivanovitch Tchitchikof napolitain, s'appelle ici Cirillo Docore : lui aussi échafaude une escroquerie pour frauder le fisc en partant en expédition auprès de la noblesse rurale sicilienne, pour acheter des serfs décédés (ou fugitifs) dont les actes de vente sont légalement et formellement enregistrés en vue de spéculation. Les caractères respectifs des nobliaux vendeurs rencontrés durant le périple de Cirillo sont également presque tous reproduits, et les péripéties du protagoniste, sa fortune et infortune, sont pratiquement identiques dans les deux romans. Il est évident que la critique politique contre une classe sociale dominante foncièrement corrompue anime principalement et fondamentalement les deux œuvres.
Mais Cirillo Docore, comme son nom le désigne, est un homme « de cœur », pas un fripon ambitieux. C'est un ancien enfant abandonné dont le seul ressort n'est que de s'entourer d'une famille, et accessoirement de sauver le vieux Prince de Margellina de la ruine certaine de son vice du jeu, car celui-ci a bien voulu l'adopter pour la même raison. Héros positif et conçu pour inspirer la sympathie, il s'oppose en tout aux personnages secondaires puissants, représentants d'un pouvoir qui est en train de s'écrouler. De plus, le contexte politique du cadre de l'action, postérieur de quelques décennies seulement par rapport au roman russe, est complètement différent : les émeutes du Risorgimento, mouvements sociaux radicaux nourrissant encore l'espoir d'une révolution anti-féodale, sont totalement prégnants dans ce roman : au milieu de l'action nous assistons aux attentats incendiaires, désertions paysannes, répressions féroces et généralisées, prisons remplies de détenus politiques, et enfin bombardement de la ville de Palerme par le navire qui conduit en poste le nouveau vice-roi, général envoyé de Naples pour contrer Garibaldi, tous les éléments sont là caractérisant la saison pré-insurrectionnelle que le Midi de l'Italie était effectivement en train de vivre à l'époque.
Enfin, comme il sied à un protagoniste qui aspire à « tenere famiglia », il y a au cœur de l'intrigue une promesse d'histoire d'amour avec Rosalia, jeune orpheline accompagnée d'une ribambelle de petits frères et sœurs et d'un vieux grand-père, une famille de serfs fugitifs achetée par erreur, une famille toute prête pour Cirillo. Moteur essentiel de l'intrigue, cet élément si doux et sentimental, complètement absent dans le récit gogolien, sera déterminant pour faire dévier l'humour initial, commun avec le roman originaire et l'obscur pessimisme qui clôt ce dernier, de façon complètement inverse, en sentiment d'espoir au-delà d'une chute qui, très moderne, est quand même assez ouverte. Espoir d'un happy end pour le héros, et espoir politique avec l'arrivée libératrice de Garibaldi...
Il faut d'abord noter que ce roman historique s'inscrit au sein d'une tradition illustre et perdurable dans la littérature italienne, qui narre les luttes pour la libération de la domination du régime des Bourbons (Risorgimento méridional), sous la plume de grands auteurs siciliens : on peut rappeler la nouvelle _Libertà_ de Giovanni Verga (1882), _I Viceré_ (trad. franç. d'abord _Les Vice-rois_, puis _Les Princes de Francalanza_) de Federico De Roberto (1894) dont a été tiré un film célèbre, _I vecchi e i giovani_ (trad. franç. _L'Aube naît de la nuit_, puis _Les Vieux et les jeunes_) de Luigi Pirandello (1913), et bien sûr le plus connu, _Gattopardo_ (trad. franç. _Le Guépard_) de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1958) dont a été aussi tiré un film célébrissime de Luchino Visconti, mais auxquels on devrait sans doute aussi ajouter _Sorriso dell'ignoto marinaio_ (trad. franç. _Le Sourire du marin inconnu_) par Vincenzo Consolo (1976). Une tradition illustre qui a entre autres le mérite de s'avérer précocement lucide sur les tenants et les aboutissants de l'unification de l'Italie, contrairement à l'historiographie officielle qui, trop longtemps, n'a adopté que la perspective des vainqueurs, la Maison de Savoie et ses gouvernements...
Au sein de cette tradition, ce roman-ci s'inscrit néanmoins de façon tout à fait intéressante, et même unique. Tout porte à croire que le manuscrit date de 1947, et serait donc le tout premier roman de Stefano D'Arrigo (1919-1992), très antérieur à son immense chef d’œuvre épique, _Horcynus Orca_, dont la rédaction l'occupa entre 1957 et 1975. Ce roman comporte une seule citation, essentielle dans le récit, concernant la mauvaise administration du Mont-de-Piété (p. 23) où notre héros travaille et où il prendra connaissance du mécanisme de la fraude qu'il essaiera d'entreprendre : citation d'un essai de Luigi Settembrini intitulé _Una protesta del popolo delle Due Sicilie_ daté de 1847, mais republié à Rome en 1944. La Préface de cette édition de la _Protesta_ que D'Arrigo possédait et qu'il a utilisée contient la contextualisation suivante :
« […] En réalité, le fascisme ne fut rien d'autre qu'une dictature bourbonienne, n'ayant jamais disparu dans les provinces méridionales. À partir d'un État apparemment libéral dans le Nord, car tyrannique et corrupteur au Sud, elle s'étendit un beau jour dans le pays tout entier, une extension qui apporta donc un système de corruption et de guerre civile latente à l'ensemble du pays. D'ailleurs c'est là le résultat que l'on a obtenu, et que l'on obtiendra toujours dans un État moderne dès lors qu'on met le bâillon à la classe ouvrière, ou lorsque celle-ci est absente, comme dans le Midi de l'Italie. Le pays se « bourbonise » alors. » (cité en postface p. 260-261). Il est évident que dans cette période de sérieux antifascisme militant, un intellectuel sicilien encore assez méconnu à Rome où il a élu domicile utilise la critique contre la corruption et la décadence de la dynastie des Bourbons agonisante pour se positionner en tant qu'intellectuel antifasciste. Un positionnement qui sera d'ailleurs évident et même explicite dans _Horcynus Orca_, mais qui ne l'est peut-être pas encore. C'est aussi le positionnement du grand peintre Renato Guttuso, alors ami intime de D'Arrigo, qui peint aussi à l'époque quelques scènes de batailles et quelques portraits garibaldiens.
L'autrice de la postface, Siriana Sgavicchia, met également en exergue une circonstance biographique qui pourrait expliquer la genèse de cette œuvre : l'auteur est en bons termes avec le célèbre réalisateur Luchino Visconti, qu'il est allé rejoindre en Sicile, en février 1947, où celui-ci tournait « parmi les mineurs de soufre et les paysans » (écrit-il dans une lettre). Or les deux hommes partageaient une passion pour la littérature russe. Il est possible que D'Arrigo ait proposé à Visconti d'utiliser son roman comme matière première d'un scénario. Peut-être n'osa-t-il pas, peut-être essuya-t-il un refus. En 1963, comme nous l'avons vu, Visconti adapta au cinéma _Le Guépard_ et non le roman de D'Arrigo...
Un autre moment où _Il Compratore di anime morte_ eût pu être sorti du fameux tiroir de l'oubli, c'est Pâques 1976 que D'Arrigo passa avec son épouse dans la maison d'Andrea Camilleri en Toscane. Un pense-bête contient l'annotation au crayon bleu-rouge : « Donner "Les âmes mortes" à Andrea ». Le roman de Gogol ou le sien ? À noter qu'en 1976, la hiérarchie de notoriété entre D'Arrigo et Camilleri est totalement inversée par rapport à celle avec Visconti en 1947 : Camilleri est un jeune auteur « débutant », mais il a déjà dans son CV quelques expériences comme scénariste pour la télé. Peut-être y eut-il un froid entre les deux, car Guttuso était aussi invité chez Camilleri et les relations entre les deux vieux amis s'étaient entre-temps dégradées au point qu'ils ne se parlaient plus...
Toujours est-il que ce manuscrit est resté jusqu'ici « caché » dans les archives du Gabinetto Vieusseux de Florence, et qu'il constitue, après _Horcynus Orca_ (1975), qui est l'une des œuvres les plus importantes de la littérature européenne du XXe siècle, et le très étonnant _Cima delle nobildonne_ (trad. franç. _Femme par magie_) (1985, prix Brancati et prix Procida 1986), un troisième opus-premier roman tout à fait plaisant et important : plus moderne et dynamique dans sa construction narrative que sa source russe, très intéressant aussi du point de vue stylistique, car il mêle une imitation de la prose classique du XIXe siècle avec une parfaite maîtrise du registre oral dialectal napolitain et sicilien, tout en restant très lisible, comme ça a été le cas pour les romans « en sicilien » jusqu'à Camilleri, hormis _Horcynus Orca_ dont la langue est un exercice d'invention absolument inégalé et incomparable. Il serait souhaitable qu'une traduction française soit réalisée.
Cit. :
1. « "Eccellenza, padre mio, mi volete come figlio o come cabala ?
Don Ettorino di Margellina ha un'impennata di orgoglio :
- Io vi voglio come erede della mia casata, Principe di Magellina, sia ben chiaro questo. Ma, scusate, figlio mio, se voi date i numeri perché la Madonna ha per voi una speciale protezione, per voi che ancora a quest'età, coi baffi, soffrite per una colpa non vostra, scusate, dico, perché non approfittarne ringraziando la Madonna ? Certo, non vi mettereste per la strada a dare i numeri a sconosciuti e gente da poco come quel 'Terno secco'. Sarebbe tutta una cosa in famiglia, fra padre figliolo e Spirito Santo. Scusate, non vi pare ? Scusate, vi pare bello che io debba vedere stasera quel lazzarone che incassa la sua ricca quaterna sulla ruota di Napoli con in numeri dati da voi, quasi mio figlio, Principe di Margellina ?". » (p. 39)
2. « Ma furono le donne a decretargli l'apoteosi vera e propria. Crederlo ricco, miliardario (una parola poco usata che lasciava a bocca aperta) e crederlo bello, affascinante, geniale, fa tutt'uno. Nubili e maritate, e alcune non lo avevano mai visto, sognarono di lui : chi aveva una figlia pensò di dargliela, chi non ne aveva pensò di darlo a se stessa. Furono giorni d'oro per le sarte e per i venditori di stoffe quando furono diramati gli inviti per la festa che il Viceré dava in onore del Principe Cirillo di Margellina. Con questa festa il Viceré non faceva che dare un crisma d'ufficialità all'ondata di ammirazione che aveva per oggetto il Principe, un nobile uomo napoletano che in fondo, decidendo di fare in Sicilia quei suoi ingenti investimenti, aveva con ciò compiuto un gesto di aperta fiducia e di riconoscimento verso la sua amministrazione, il suo vicereame. Ciò avrebbe avuto certamente un'eco a Napoli e anche in Sicilia sarebbe stato interpretato come un segno di stabilità e di sicurezza, malgrado i disordini e gli incendi dei 'riscaldati'.
Cirillo dunque trionfava. » (pp. 174-175)
3. « Era dunque la terza volta, con questa, che Cirillo incontrava quella guagliona, se ne ricordò benissimo e, casomai, ci pensava Filomeno a ricordarglielo con lo sguardo d'intesa che gli dette. ("Questa è la terza volta che l'incontrate, Eccellenza" gli diceva Filomeno con la sua occhiata. "Si vede proprio che è la moglie vostra destinata"). E Cirillo ormai, anche non volendo, mostrava di non essere insensibile a questa credenza, perché anche stavolta, più d'ogni altra volta precedente, la vista di quella guagliona sembrò calamitarlo. » (pp. 176-177)
4. « Fuori dal carcere, sembra ancora, sembra sempre, Regno borbonico, Regno delle Due Sicilie, coi Compagni d'Arme che hanno l'aria di assediare come una fortezza la Vicaria, con don Blasi Schiavone che dirige l'assedio e anche l'afflusso delle carrozze dalle quali Autorità e Nobili aspettano, trepidanti più che curiosi, di vedere come e quando quell'ospite ingombrante (ingombrante specie ora che il nuovo Viceré, il Generale Lanza, può di momento in momento mettere piede a Palermo), quel Principe napoletano, gli toglierà l'incomodo della sua presenza.
Dentro la Vicaria, invece, non sembra più Regno borbonico, Regno delle Due Sicilie, ma coi duemila prigionieri politici ribellatisi e padroni della fortezza, che aspettano l'arrivo di Garibaldi alla testa di Garibaldini e picciotti, il Regno delle Due Sicilie sembra invece già finito, sembra già Italia unita.
Dai prigionieri in rivolta, Rosalia viene fatta entrare e lasciata a colloquio col Principe Cirillo come due innamorati. » (pp. 222-223)
5. « "Non si fidasse, Voscenza ! A noi ci libera tutti Garibaldi ! A momenti arriva, arrivò".
Cirillo la guarda sorpreso :
"E a te Garibaldi di chi ti deve liberare ? Di me forse ?"
le dice, facendosi in faccia tutto dispiaciuto, un po' sullo scherzo ma un po' anche sul serio.
Rosalia ha la voce sinceramente di pianto quando gli risponde : "Oh no ! Voscenza che dice ? Io non mi sento prigioniera di Voscenza. Io dissi che Garibaldi ci libera tutti per dire che libera a Voscenza".
Cirillo, commosso da quelle parole, le piglia il viso tra le mani e occhi sugli occhi, le domanda :
"Ah, che brava guagliona che sei a dirmi che io per te sono tutti...".
Rosalia abbassa gli occhi come imbarazzata da quel gesto di confidenza del suo nuovo padrone : ma anche, si direbbe, turbata, emozionata, come donna da un uomo per la prima volta nella sua vita. » (pp. 224-225)
6. Excipit : « Alla fine di tutta quella confusione e quel parapiglia, dietro le barricate che hanno alzato i 'picciotti' cui si sono ormai aggiunti i duemila rivoltosi della Vicaria, si vede Cirillo fra i 'picciotti' che sta indossando anche lui una camicia rossa ; vicino a lui Rosalia gli tiene il fucile. I carusitti e il nonno sono al riparo sulla carrozza di Filomeno, fuori dalle barricate. Cirillo guarda ora verso Rosalia, ora verso la carrozza e si sente la sua voce 'di dentro' come commentasse tirando le sue conclusioni : "Che faccio ? Rispondo io di loro. Ora, sono la mia famiglia loro. Che faccio ? Parto e loro che sono la mia famiglia, li lascio qua ? Partiamo, se partiamo, tutti o nessuno. E sennò restiamo qua. Tanto, ormai che siamo tutti una famiglia, che differenza fa, qua o là ? Garibaldi venne in Sicilia ? E noi restiamo in Sicilia".
Fra gli armadi, i tavoli, le sedie, i materassi che formano le barricate dei 'picciotti' e dei rivoltosi della Vicaria, si trova pure il famoso cofanetto di Cirillo, aperto, coi contratti delle 'anime morte' portati via, svolazzanti, dal vento. »
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