Je ne suis presque pas lecteur de littérature érotique ; je ne saurais en porter un jugement. Je ne connaissais pas l'autrice et ce n'est qu'un hasard d'algorithmes qui m'a incité à lire cet ouvrage (au point de lui demander de m'en faire don). La machine a sans doute associé l'intrigue de ce roman-récit « d'authentiques confidences » à plusieurs de mes curiosités : le fétichisme et plus généralement les sexualités insolites, représentés ici par le personnage masculin, Janus ; la communication à travers les réseaux sociaux et en particulier leur capacité à générer des émotions sur les usagers allant jusqu'à provoquer de l'addiction ; et surtout le grand tabou persistant – quasi inabordé jusqu'à présent, même du féminisme – qu'est la sexualité féminine à un âge avancé, dernier rempart du présupposé patriarcal implicite que le sexe ne serait concevable pour les femmes qu'en vue d'une procréation au moins potentielle.
La narratrice, Octoviane, est la protagoniste octogénaire d'une relation sexuelle virtuelle de plusieurs mois, avec une douloureuse interruption, initiée par une photo de ses pieds postée sur Facebook, et entretenue avec un certain Janus, fétichiste, bisexuel, libertin et amateur de pornographie. Les deux personnages sont écrivains, et leur relation se fonde sur l'échange d'images pornographiques et de textes érotiques, dans le but avéré de se stimuler réciproquement par fantasmes interposés et dans la perspective – sans doute imaginaire – d'une future rencontre ainsi que de l'écriture conjointe d'un livre. L'ouvrage se présente comme le récit, sur le ton de la confidence, qu'Octoviane livre à son Amie – auditrice anonyme absolument et définitivement muette – devant un feu de cheminé. Deux chapitres se composent presque intégralement des verbatims des échanges entre Octoviane et Janus, les deux amants virtuels, les six autres développent une sorte de long paratexte de réflexions introspectives sur le vécu de la protagoniste durant la première phase, durant la provisoire « rupture », durant la seconde phase du dialogue avec Janus. S'ensuivent de prolixes considérations sur l'ensemble de la vie sexuelle de l'héroïne, depuis son enfance dans la campagne normande jusqu'à sa dernière histoire d'amour « dans le réel », vécue à la soixantaine avec un homme son cadet de trente ans ; puis sur les sexualités « dévoyés » de quelques illustres écrivains français : Apollinaire, Flaubert, Hugo ; puis sur certaines œuvres picturales dont la célèbre _Origine du monde_ de Courbet, et _La Gimblette_ de Fragonard, ainsi que quelques digressions musicales ; enfin peut-on lire quelques informations sur les récentes découvertes anatomiques et physiologiques concernant le clitoris. Des pages, ces dernières, qui construisent sans doute le réalisme de la conversation à bâtons rompus entre deux vieilles femmes qui veillent dans des nuits d'hiver...
Du point de vue stylistique, il est évident que la recherche littéraire dans cet ouvrage a consisté surtout en l'alternance du registre cru des dialogues érotiques (imitation du langage typique du genre?) et de la prose, à la fois très euphémisée, sublimée par l'érudition et la sensibilité artistique (adaptée aussi à la bienséance de l'âge des interlocutrices de la fiction?), mais aussi tentant par moments de reproduire le registre de l'oralité des confidences entre deux amies de longue date.
Cependant, si je m'en tiens à mes intérêts propres, je me suis arrêté surtout sur les pages introspectives : il y apparaît d'abord, avec une grande vraisemblance, que la narratrice est complètement dépassée par son expérience inattendue, qu'elle ne mesure pas l'impact émotionnel du virtuel, qu'elle a des doutes et manifeste même des incohérences sur la qualification de cette expérience en termes de sentiment amoureux, tout au moins jusqu'à ce qu'elle ne fasse l'expérience abandonnique du manque, enfin, qu'elle ne maîtrise pas du tout les rapports de domination implicites dans l'échange, tout au moins jusqu'à la rupture définitive. Une analyse lucide des caractéristiques propres au virtuel lui fera toujours défaut. Quel est le pouvoir du visuel et de l'écrit par écrans interposés (à l'heure où l'on croyait ce dernier en déclin...) ? Quelle est la puissance de la fétichisation des parties du corps (les pieds, la vulve, le pénis, l'anus, la bouche...) en l'absence irrémédiable du contact oculaire et du regard sur la totalité d'un corps de l'autre ? Quelle est la capacité addictive propre au médium et celle qui provient de l'anonymat, par rapport à la fascination du pur fantasme, de l'incantation produite par le langage ? Par contre, le témoignage du vécu de la sexualité d'octogénaire est d'une grande valeur : en particulier les pages presque conclusives sur la réappropriation du corps m'ont profondément intéressé et, si j'ose dire, touché (cf. cit. 6).
Cit. :
1. « Je visite une belle exposition. Les différents matériaux – pierres, os, cornes – travaillés de main humaine, sont autant de chefs-d’œuvre stylisés, à la limite de l'abstraction. Cette pureté des tailles et des gravures universalise et déifie, en quelque sorte, les représentations de phallus et de vulves. Plus de vulves que de phallus. Des vulves comme des rébus ou des idéogrammes. Je bombarde de photos Janus tout au long de ma visite.
Mesures-tu, ma belle Amie, quel degré de dépendance me submerge ! Certes les œuvres entrent en cohérence avec ma dérive sexuelle. Je n'ai jamais vu ni ressenti aussi violemment les pulsions d'où nous venons. Cette folle énergie sexuelle qui pousse à la survie malgré et contre tout. Et ce qui chahute mon ventre en contemplant, aujourd'hui, ces merveilles, puise à la même source qu'au quaternaire !
23 novembre – 5h15
De Janus à Octoviane
["] J'aime la pornographie, du néolithique à aujourd'hui.
Quand j'avais 12 ans et que je me branlais sur des magazines d'époque, je me souviens d'une blonde qui, pour une fois, n'avait pas gardé ses chaussures pour le shooting. On voyait très bien un de ses pieds, le bord extérieur et la plante... ça me mettait dans tous mes états.
La pornographie hétéro est la plus primaire. Les homosexuel(le)s sont plus créatifs, et rien que pour l'interdit qui pèse, c'est d'emblée plus excitant. Le triolisme, une femme et deux hommes bi, permet des combinaisons fabuleuses.
Tes pieds, aux orteils si agiles, c'est de la pornographie, mon amour, dans son sous-ensemble gymnopédique, le plus beau...
Peux-tu replier et crisper les orteils dans l'autre sens, vers la plante, à ton prochain ballet (espéré) ?
J'ai envie de te sucer entièrement, mon amour" » (pp. 58-59)
2. « Le cru de ce qu'a vécu alors, mon corps douloureux, incite à croire, et cela s'éclaircit en te racontant tout ça maintenant : c'est comme si la souffrance avait pris ses aises dans la niche du désir, chauffé à blanc, qui vient de déserter. Intensité pirate inversée et tout aussi irrépressible.
[…] Il faut dire qu'il y a des dizaines d'années que je n'ai eu à affronter pareil désordre amoureux. Et là, désarçonnée, sidérée, empêtrée, au fond du puits, comment formuler, parler, me confier à toi ? J'erre en terre étrangère, préservant absurdement cette douleur envahissante à l'échelle de ce que je viens de vivre, pour ne rien reléguer. Dents serrées, lutter pour garder encore trace des excentricités de La Gimblette.
[…]
Ghostée donc ! Tu sais, ma belle Amie, ce qui me fascine, c'est l'outil de précision qu'est le vocabulaire. Ainsi la douleur de se faire ghoster correspond objectivement à une amputation sauvage, et quelle douleur déclenche une amputation ? Celle terrible et infinie car sans remède : la douleur du membre fantôme...
[…]
La douleur continue d'arrondir sa boule dans mon ventre. Au fond, ce désir exaspéré qui ne trouvait aucune satiété avait bien préparé le terrain. Désir inassouvi ou douleur fulgurante, même stérile brûlure.
Combien de temps peut-on supporter pareille haute tension ? » (pp. 86-87)
3. « En vertige d'amour, on n'échappe pas aux projections inconsidérées l'un sur l'autre, la virtualité les décuple. C'est un jeu de poker où il ne faut pas miser son cœur. La lecture de tous ces échanges de messages emportés me dessille les yeux, je décrypte une sous-conversation, passée totalement inaperçue. À quoi jouons-nous tous les deux ? Il semblerait, au-delà du projet commun d'écriture qui sert de leurre, que nous nous lâchons tantôt avec sincérité, tantôt par calcul pour tenir la route aux yeux de l'autre.
Tu l'as compris toute seule, ma belle Amie, je suis moins amoureuse que je ne l'ai imaginé. J'ai joui de ce chambardement des sens, cette quête acrobatique du plaisir avec l'incongruité de mes pieds au beau milieu, le partage – quand même un peu énamouré – de fantasmes sexuels, et pourtant, je n'ai jamais entretenu d'autre plan sur la comète que celui d'une rencontre, désormais tombée à l'eau. Pour l'heure, c'est ce que j'ai décidé de croire. Et ça m'arrange !
Parler crûment de sexe, vivre de formidables désirs inconnus, virtuellement pratiquer des gestes, des postures, des situations, réservés communément aux gens qui s'aiment ou se plaisent déjà, alors que le propos s'est voulu, dès le départ, libertin, mettent à mal les ressentis. Un cœur, du moins celui de ton Octoviane, ne marche jamais vraiment au ralenti. » (pp. 89-90)
4. « Au plus chaud des dialogues, j'aurais foncé tête baissée. Confiante en la maestria de Janus pour me faire lâcher prise et peu à peu me déporter de côté. Malgré cet enthousiasme sans frein, je voyais mal ce que 'dépossession de mon corps' voulait dire. Celui qui s'était présenté comme esclave de la Déesse aux jolis petits pieds, obtempérant à ses moindres désirs et commandements, s'est mué en quelques semaines, par instants furieux, en une sorte de tyranneau du sexe. […]
De pseudo en pseudo, se cacher pour se révéler autre, au plus près de soi, peut confiner au renouvellement de belles explosions orgiaques au goût de première fois. Une idée porteuse pour se mettre en pièces, se suivre à la trace, se prendre à soi-même pour se retrouver différent, et rompre ainsi l'ennui, la routine, le chagrin... Qu'est-ce qu'on fuit ? Qu'est-ce qu'on gagne dans cette course pour la course ? Récompense d'arriver à la jolie 'petite mort' haletant du plaisir accompli, de désir en marge, de transgression, de goût de trop peu... » (pp. 139-140)
5. « On peut se croire madrée quand on compte quatre fois vingt ans, certes on l'est peu ou prou, cependant, c'est bien souvent demi-tour et pérégrinations sur le fil des âges. Il y a des résurgences intempestives de comportements anciens. Récupérer des sentiments connus, postés en embuscade depuis des dizaines d'années, dans un recoin de mémoire au repos. Se remet-on sur ses anciens rails ? Y a-t-il trente-six mille façons de tomber amoureuse ? Le désir fou appartient-il à la jeunesse ou exclusivement à lui-même ? A-t-on suffisamment d'imagination, d'intelligence et de capacité pour réinventer sa vie de temps en temps ? À quel âge prend-on une vitesse de croisière lénifiante en l'adjectivant de sage ? Fait-on souvent contre mauvaise fortune bon cœur en croyant progresser en génie ?
[…]
De fait, on traîne avec soi le répertoire des âges successifs et on en joue allègrement sans aucun sens de la chronologie. L'humain, comme l'artiste, ne progresse qu'en lui-même, il est ce qu'il devient ou crée, en réutilisant sa vie ou son art à sa manière, en l'adaptant, le transmuant, même en s'arc-boutant contre. » (p. 141)
6. « Il aura fallu, ma belle Amie, ce raz de marée du désir au temps de La Gimblette, pour que je ressente avec quelle violence et douleur à quel point d'incapacité j'étais parvenue dans mon corps. Ma tête avait fait la belle, pas vue pas prise, elle trônait en souveraine absolue sur la vie de ton Octoviane.
Déséquilibrée par un désir lancinant, qui me taraudait et gagnait en brûlure d'échange en échange avec Janus, avec des emportements ponctuels délirants, j'assistais presque en spectatrice au désastre d'un ventre qui grouillait douloureusement. Mon corps réagissait comme un matériau réfractaire à tout ce qui n'était pas son inertie. Pire, luttait contre cette menace d'embrasement, imbécilement tendu, crispé, hostile.
[…]
Pour guérir ma tête, j'ai pris un nouveau cap : apprivoiser mon corps. Reprendre pas à pas, toute seule, le chemin du plaisir, de mon bon plaisir. Ensevelir du mieux possible les sommets érotiques du passé. Tous sont liés aux personnes qui les ont suscités. Choisir des chemins de traverse, en soi et avec soi, en rameutant ma libido tellement enrichie, perturbée, émerveillée, tirée à hue et à dia, par les mots et les images si corsés de Janus. Faire un grand feu de joie avec tout ce bric à brac de l'aventure sexuelle extravagante en tout point. Je la revendique désormais, même le porno moche – hors veulerie du regard sur les femmes – cette aventure qui ne ressemble à rien mais qui a trouvé le truc pour dégoupiller la carapace des derniers vingt printemps de jeûne sexuel assumé. » (pp. 203-204)
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