[Géopolitique de l'alimentation et de la gastronomie | Pierre Raffard]
L'économie de l'alimentation, caractérisée par les phénomènes les plus notoires d'un grand secteur globalisé tel que l'industrie agro-alimentaire, a commencé à attirer l'attention du public et des politiques lorsque ses dysfonctionnements sont apparus, à l'heure du confinement Covid puis du conflit russo-ukrainien : les pénuries et les gaspillages, les fragilités de l'approvisionnement, les problématiques environnementales liées à la production, au transport des denrées alimentaires, les migrations dues à la dégradation des cultures pour causes climatiques et d'impossibilité d'accès à la nourriture, la concentration et la financiarisation des marchés des matières premières alimentaires ainsi que la possibilité d'utiliser les leviers politiques de l'hégémonie dans des situations de conflit armé (embargos, détournement de l'aide humanitaire, etc.) : tout comme naguère lors des sièges des villes fortifiées.
Mais outre ces aspects inquiétants de l'accès à la nourriture en temps de crises, une partie importante de cet ouvrage est consacrée à l'usage diplomatique de la gastronomie nationale : quels sont les rôles et les pouvoirs respectifs de la promotion du tourisme (culinaire), du soft power entendu comme politiques en vue de l'exportation d'une culture (gastronomique) nationale, des migrations (avec leur diffusion dans les pays d'installation de plats venant des pays d'origine et éventuelle implantation de boutiques et de restaurants ethniques), voire même de l'activisme de chefs à la renommée internationale ? Pourquoi certains pays et certains produits sortent gagnant d'une telle compétition diplomatique et d'autres ne parviennent pas à s'affirmer ?
Enfin, un troisième volet de l'analyse a trait aux innovations technologiques liées à l'alimentation – la FoodTech.
Cet ouvrage, qui s'inscrit dans une collection intitulée « Géopolitique de... » des éditions Le Cavalier Bleu, entend à l'évidence donner un aperçu de l'ensemble des recherches qui relèvent des « food studies », et pas spécialement de la géopolitique afférente (bien que son auteur soit un géographe de formation). Rassemblés de près ou de loin par la thèse – qu'il est peut-être bon de répéter – que l'alimentation demeure « une puissante arme de domination et de conquête » et qu'il s'agit en tout cas d'une problématique qui sous-tend des relations de pouvoir globalisé, ces sujets de recherche disparates ne peuvent qu'attirer une attention inégale, selon les différents centres d'intérêt de chaque lecteur. Néanmoins, les données sont foison et très actuelles, elles font référence à un grand nombre de pays et de situations, et les arguments développés sont parfois inattendus.
Table [avec appel des cit.]
Introduction [cit. 1]
I. Le système alimentaire mondial : état des lieux :
- La fourche et la fourchette : si près, si loin
- Un système, des systèmes : essai de typologie
- Hégémonie, concentration et financiarisation
- Les paradoxes de l'abondance [cit. 2, 3]
II. Food Power : la bataille pour le contrôle des bouches et des esprits :
- Les ressources alimentaires, instruments de domination et de conquête
- L'alimentation au cœur de la guerre économique
- Alimentation, sentiment d'appartenance et récit national
- Cuisine et diplomatie : quand le bruit des canons laisse place au tintement des couverts
III. L'assiette : une arme de séduction massive :
- Soft power et gastrodiplomatie : entre politique et place branding [cit. 4]
- Le touriste culinaire : de cible commerciale à ambassadeur culturel
- La figure du chef : héros populaire, héraut politique [cit. 5]
IV. Du placard à la planète : quelle géopolitique alimentaire à l'heure de la globalisation ?
- Penser aujourd'hui la globalisation alimentaire [cit. 6]
- Les territoires (pour le moment) oubliés de la globalisation [cit. 7]
- Critiques et alternatives au cœur du village global
- Food-Tech : une révolution alimentaire très politique [cit. 8]
Conclusion
Cit. :
1. « Miroirs des jeux de puissance à l'échelle globale, alimentations et cuisines représentent aussi depuis des siècles de puissants leviers d'influence aux mains d’États et d'acteurs parapublics désireux de trouver de nouveaux débouchés économiques ou de se singulariser dans le concert des nations. Entrés dans la légende française et européenne, les somptueux dîners donnés par Talleyrand à l'occasion du Congrès de Vienne de 1815 ont convaincu des générations de diplomates que l'argument alimentaire avait une force de persuasion égale à celle des longs discours ou des intrigues de cabinets. Plus récemment, les orientations stratégiques prises par des pays comme le Pérou, la Thaïlande ou même la Corée du Sud en faveur d'un soft power reposant sur leurs ressources culinaires ont rappelé que, même douce, l'arme alimentaire tend aujourd'hui à se faire une place de choix au sein des arsenaux diplomatiques.
[…] À l'heure où l'intelligence artificielle et le Big Data proposent de personnaliser nos menus selon les spécificités de notre microbiote, où des start-up spécialisées dans la production de viande sans animaux se livrent une compétition effrénée, où les géants d'Internet ambitionnent de prédire et de prendre en main nos choix les plus intimes, nos assiettes témoignent du basculement de paradigme qui se produit actuellement sous nos yeux. » (p. 14)
2. « À en croire les chiffres avancés par l'ONU au mois de juin 2020, le risque est ainsi élevé de voir sombrer plusieurs dizaines de millions de personnes dans l'extrême pauvreté et, ce faisant, de les voir se retrouver dans une situation d'insécurité alimentaire grave. Même dans les pays dits développés, les semaines de confinement et le ralentissement de l'activité économique liés à la pandémie de Covid-19 ont un peu plus fragilisé la situation alimentaire de populations déjà vulnérables.
À l'autre extrémité du spectre sanitaire, un nombre croissant de sociétés est aujourd'hui confronté à une autre forme de pandémie, celle de la surnutrition. Selon l'OMS, plus de 2 milliards de personnes seraient aujourd'hui en situation de surpoids voire d'obésité, tandis qu'à l'échelle mondiale la prévalence du diabète aurait presque doublé en trente ans. […] La diffusion de régimes alimentaires hypercaloriques "représentent le plus lourd fardeau de maladies et génèrent un risque de morbidité et de mortalité plus important que les rapports sexuels non protégés, la consommation d'alcool, de drogue et de tabac réunis".
[…]
Longtemps présentés comme deux phénomènes distincts tant dans leurs formes que dans leurs territoires d'expression, sous- et surnutrition ont toutefois vu leurs frontières respectives se brouiller. Sur le plan géographique, la partition traditionnelle opposant un Nord "sur-nourri" à un Sud "sous-nourri" apparaît désormais obsolète. […] L'augmentation du nombre de personnes en surpoids touche aujourd'hui l'ensemble des pays de la planète et le rattrapage économique qu'ont connu de nombreux pays émergents ou en développement a aussi pris la forme d'un rattrapage calorique.
[…] À rebours d'une certaine propension au misérabilisme, il apparaît […] que la consommation importante et régulière de produits à faible valeur nutritionnelle s'explique autant par une méconnaissance – voire une indifférence – des recommandations en matière de nutrition que par une incapacité financière à se procurer des produits sains et "équilibrés". » (pp. 46-47)
3. « Dans les pays les plus développés, la pression des consommateurs amène les industriels à rivaliser d'inventivité et de créativité pour "réenchanter" leurs produits et participer à la construction de nouveaux modèles alimentaires. Le mouvement ne cesse de se diffuser et concerne désormais des enseignes historiquement rattachées au marché du 'discount'.
[…] Dans les pays émergents, la confiance dans le progrès technique est toujours forte, mais des initiatives se développent pour éviter de faire face aux mêmes problèmes que ceux auxquels ont été confrontés certains pays développés. Dans les pays en voie de développement enfin, les débats se portent moins sur la qualité sanitaire, environnementale ou éthique de l'alimentation que sur sa disponibilité quotidienne. Dans des contextes où la transition alimentaire représente un but et non une réalité, où le modèle agro-industriel concerne majoritairement les cultures d'exportation, le défi consiste avant tout à sécuriser les approvisionnements et à faciliter l'accès à une nourriture abordable et diversifiée, conditions préalables à l'instauration d'une sécurité alimentaire durable. » (p. 50)
4. « La Chine […], malgré la volonté affichée du gouvernement central de développer sa capacité de séduction et d'attraction, peine à s'extraire du premier stade, celui de la propagande culturelle. L'omniprésence mondiale de restaurants dits chinois, l'attirance largement partagée des mangeurs pour des goûts et des saveurs se référant réellement ou symboliquement à la Chine n'ont paradoxalement été suivis que de façon très superficielle des normes culturelles et idéologiques censées leur être associées.
Une situation bien différente chez le voisin japonais qui semble, quant à lui, avoir réussi à s'extraire du carcan culinaire pour promouvoir une certaine idée de sa culture, de ses mœurs et de ses valeurs. Le mouvement débute au début des années 1980 avec le fulgurant succès d'une référence culinaire japonaise qui devient en quelques années la nouvelle coqueluche des chefs, critiques et gourmets du monde entier. La finesse de quelques plats-icônes (sushi, maki, yakitori, tempura, etc.) est portée aux nues, la perfection pointilleuse des techniques culinaires (tataki, teriyaki, etc.) est exaltée, tout comme le raffinement d'assiettes à l'esthétique minimaliste et épurée. Face à cet engouement planétaire et au risque de détournement, le ministère japonais de l'Agriculture, des Forêts et de la Pêche se donne alors pour mission de garantir la qualité et l'authenticité de la cuisine proposée. De Los Angeles à Johannesburg, de Berlin à Shanghaï, des inspections de restaurants sont menées, des certificats de bonnes pratiques délivrés, des mises en demeure pour non-respect de la tradition prononcées. Certes limitée dans ses moyens, cette "police du sushi" et les mesures gouvernementales ont toutefois permis […] d'étendre l'influence du Japon dans le monde. » (pp. 92-93)
5. « Joignant les actes à la parole, Dan Berber [auteur de _The Third Plate : Field Notes on the Future of Food_ (2014)] développa un modèle de restauration singulier en Amérique du Nord, celui d'une "ferme-restaurant" autosuffisante fonctionnant en quasi-autarcie.
Cette nouvelle casquette de lanceurs d'alerte, les cuisiniers se la voient proposer au tournant des années 2000 alors que les scandales sanitaires à répétition érodent la confiance des consommateurs et obligent les pouvoirs publics à inscrire les questions alimentaires à l'agenda politique. À la recherche de références bienveillantes, le grand public trouve dans ces esthètes des fourneaux les gardiens et instigateurs de pratiques plus saines, plus durables et plus respectueuses de l'équité entre les hommes. De la défense des singularités culinaires locales au combat contre le gaspillage alimentaire, des campagnes d'éducation au goût à celles appelant à venir en aide aux populations vulnérables, les chefs deviennent des figures incontournables dont la popularité ne cesse de croître dans les médias traditionnels et, plus récemment, sur les réseaux sociaux. » (p. 113)
6. « […] Une très abondante littérature se développe à partir du tournant des années 2000 présentant immigrants et immigrés comme des acteurs fondamentaux de la mise en réseau des territoires et des systèmes culinaires. Des Coréens de Los Angeles aux Camerounais de Paris, des Équatoriens de Madrid aux Indiens de Sydney, le foisonnement des recherches dessine alors par petites touches les contours d'une globalisation désormais observable sur l'ensemble de la planète. Symbole de cet intérêt grandissant, l'ouvrage _We Are What We Eat_ de l'historienne américaine Donna Gabaccia invite à considérer le paysage alimentaire des États-Unis comme un palimpseste sur lequel chaque vague migratoire a laissé son empreinte.
[…]
Face à l'intensification et l'accélération de ces dynamiques globalisatrices, cette approche "migrationiste" apparaît toutefois de plus en plus limitée pour comprendre les transformations alimentaires contemporaines. La connectivité planétaire longuement décrite par le chercheur Parag Khanna repose désormais moins sur des mobilités physiques que sur la capacité des hommes et des territoires à s'intégrer aux réseaux mondialisés, à capter les plus (économiques, financiers, informationnels, culturels, etc.) qui les irriguent et, in fine, à générer de nouveaux modèles eux-mêmes susceptibles de se diffuser.
Symptomatique de ces nouvelles logiques globales d'organisation, le marché mondial de la boulangerie-pâtisserie constitue aujourd'hui un terrain d'observation privilégié pour comprendre la nature de ces dynamiques émergentes et réfléchir à l'élaboration de nouveaux outils d'analyse. Historiquement centré sur l'Europe de l'Ouest et notamment la France, le secteur profite à la fin des années 1980 d'une conjoncture favorable pour affirmer ses premières velléités d'internationalisation. […] Conscients du marché qui s'ouvre à eux, nombre de boulangers et de pâtissiers décident de tenter l'expérience étrangère et d'ouvrir des antennes de leurs boutiques dans les grandes villes américaines (New York, Los Angeles, Miami) mais surtout asiatiques. […] Qu'il s'agisse d'enseignes, de franchises ou d'entrepreneurs indépendants, une offre pléthorique prend alors forme pour séduire des consommateurs prêts à mettre le prix pour (re)découvrir les plaisirs de la boulangerie-pâtisserie "à la française".
L'histoire pourrait s'arrêter là et donner lieu à une réflexion sur la nature de ces mobilités croisées entre l'Europe et l'Amérique du Nord ou l'Asie. Pourtant, face à ce marché en pleine expansion, une myriade d'entrepreneurs locaux décide à son tour de s'engouffrer dans la brèche et d'élaborer une offre hybride entre inspiration française et reformulation des singularités locales. De nouvelles recettes comme ces éclairs au thé matcha ou ces brioches aux haricots rouges prennent progressivement place sur les étals d'enseignes dont le nom fleure bon la France et sa culture gastronomique. […] Exit la figure de l'artisan boulanger cloîtré dans la moiteur de son fournil, place à un modèle industriel conquérant capable de mailler rapidement un territoire national, mais aussi de se déployer à l'échelle internationale. Figure de proue de cette boulangerie-pâtisserie asiatique "à la française", la société coréenne Paris Baguette est aujourd'hui l'un des leaders du secteur, et peut s'enorgueillir d'une présence en Chine, au Vietnam, à Singapour, aux États-Unis... mais aussi, ultime pied de nez géographique, en France, où l'enseigne possède depuis 2014 deux antennes parisiennes ! » (pp. 125-127)
7. « Hors des frontières du continent, le relatif anonymat dans lequel se maintiennent les cuisines d'Afrique subsaharienne a de quoi surprendre. Vectrices d'exotisme culinaire, prenant appui sur des diasporas de plusieurs centaines de millions de personnes, celles-ci semblent en effet présenter de solides arguments pour séduire un public étranger déjà familier, quand il n'est pas amateur, d'autres traits culturels africains (littérature, art populaire, musique, tissus, etc.). La réalité empirique est toutefois bien différente puisque, hors des communautés immigrées, manger africain demeure un impensé gastronomique pour la majorité des mangeurs.
Cette difficulté à s'extraire du cénacle africain, les cuisines subsahariennes la doivent d'abord au rôle identitaire qu'elles acquièrent en situation de migration. Pour les mangeurs d'origine africaine, cuisiner et manger "comme au pays" est avant tout perçu comme un acte susceptible de souder une communauté, non comme un moyen d'engager un dialogue avec les mangeurs étrangers.
[…]
Il serait toutefois réducteur de ne voir dans le faible engouement pour les cuisines africaines qu'une conséquence des réticences des communautés diasporiques à s'ouvrir et promouvoir leurs patrimoines culinaires. L'usage de produits, de plats et de commensalités comme trait d'union entre ici et là-bas n'a pas empêché les diasporas chinoises, libanaises ou encore mexicaines de populariser tout ou partie de leur culture culinaire dans des sociétés que rien ne prédestinait a priori à adopter nouilles de riz, falafels et autres tacos. » (pp. 136-137)
8. « En pleine effervescence conceptuelle et entrepreneuriale, parfois difficile à cerner tant les projets donnent quelquefois l'impression de partir dans toutes les directions, la FoodTech se déploie néanmoins aujourd'hui autour de quatre axes principaux qui, chacun, correspondent à une étape de la chaîne de valeur agroalimentaire. Le premier regroupe l'ensemble des innovations qui s'appuient sur les avancées récentes dans le domaine de la science des aliments et qui se donnent pour ambition l'élaboration d'une offre nouvelle répondant à la demande croissante en faveur de produits plus sains, plus pratiques, plus durables et/ou plus "éthiques". S'y croisent pêle-mêle les nourritures en rupture avec les aliments traditionnels (viande cellulaire, barres protéinés utilisant de la farine d'insectes, boissons énergisantes à base de cannabis, compléments alimentaires élaborés à partir d'algues, etc.), les produits de substitution (viande végétale, sauces sans œufs, substituts au lait ou au sucre, etc.), des packagings innovants (compostables, comestibles, équipés de trackers GPS pour suivre au plus près l'itinéraire du produit, etc.) […]
Le deuxième axe rassemble quant à lui l'ensemble des services rendus possibles par […] ces Big Data [qui] ouvrent des pistes d'observation et de réflexion illimitées pour suivre et analyser en temps réel pratiques d'achat, évolution des consommations et diffusion des modèles alimentaires. […]
Le troisième axe concerne le secteur de la livraison à domicile qui, en plein développement depuis quelques années, a connu avec les mois de confinement dus à la pandémie de Covid-19 un formidable bond en avant. [...]
Le quatrième et dernier axe de développement regroupe enfin l'ensemble des produits et des services d'accompagnement alimentaire personnalisé. Les progrès réalisés dans la connaissance du génome et du microbiote intestinal humain ont en effet donné lieu à une offre alimentaire inédite, individualisée à l'extrême car adaptée aux spécificités génétiques et bactériennes propres à chaque individu. Programmes nutritionnels personnalisés, nouvelles gammes de pré- et probiotiques, tests nutrigénomiques permettant de développer des conseils nutritionnels adaptés à chacun tendent aujourd'hui à populariser un nouveau paradigme alimentaire et nutritionnel désormais pensé à l'échelle individuelle, voire cellulaire. » (pp. 155-157)
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