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[Fragments de prison | Véronique Sousset]
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Posté: Lun 29 Juil 2024 9:18
MessageSujet du message: [Fragments de prison | Véronique Sousset]
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Avec beaucoup de goût, de sensibilité et d'intelligence, l'autrice, directrice des services pénitentiaires dans plusieurs prisons, livre ici des fragments de son expérience professionnelle. Animée par la volonté de sortir des débats idéologiques clivants sur l'univers carcéral, elle mêle des anecdotes relatives aux détenus, à certains moments de leur détention, avec des souvenirs personnels voire intimes (cf. le décès de son père concomitant avec une sortie théâtre, chap. « Le soutien ») ainsi que quelques explications sur des questions juridiques et organisationnelles spécifiques concernant les centres de privation de liberté, à commencer par leurs différences. Les vues d'ensemble, prêt-à-penser et autres généralisations disparaissent au profit de fragments rédigés et sélectionnés avec hauteur, argutie et humanité. Les questions de l'équilibre entre le respect des droits et la sécurité de l'établissement (des surveillants et des détenus), de celui entre la punition et la réinsertion, la question de la libération conditionnelle subordonnée aux « gages sérieux de réadaptation sociale », parmi d'autres, sont abordées de manière nuancée et précise. Un souci sincère de contribuer à améliorer les conditions de l'incarcération transparaît dans certaines initiatives prises par la directrice ainsi que dans les audiences et autres moments d'interaction avec les personnes incarcérées, dont plusieurs sont rendues dans leur émouvante et tragique humanité.
« Parce qu'elle est assomption de la fragilité de l'être et de sa férocité, la prison parle aussi de nous, humains, trop humains » (p. 12-13) : telle est l'approche adoptée par l'autrice. Le lecteur ne peut toutefois que regretter un ouvrage trop bref, peut-être suggestif mais à l'évidence évitant la critique de fond et pas assez étoffé pour constituer une analyse qui servirait à mettre en évidence les points d'amélioration d'un système en mutation.



Cit. :

1. « À peine assis, il penche un peu la tête et je surprends son regard. Comme une focale, il cherche l'angle de vision, règle le diaphragme. Son œil tourne, tourne, à droite, puis à gauche, dans son orbite, un strabisme fugace. Cet œil comme affolé par les images qui s'inscrivent dans sa rétine. La mise au point faite, il me regarde bien dans les yeux.
"C'est un des effets de l'isolement, j'ai perdu l'habitude du face-à-face, je ne sais plus regarder naturellement un interlocuteur dans les yeux. Il faut ce petit temps d'adaptation. Quand je suis entré, c'était trouble, mais maintenant, c'est bon, je vous vois."
Je suis saisie par cet effet que je ne soupçonnais pas : l'environnement rétréci et le manque de contact avec les autres ont des conséquences physiologiques. » (pp. 48-49)

2. « Lui ne joue pas à l'érudit, il est un esprit vif et brillant. Le reconnaître n'est pas nier l'horreur du crime commis et les vies dévastées. Les faits sont terribles, effroyables, perpétrés avec un sang-froid qui a glacé l'opinion et dont les circonstances après des années de faux-semblants ne lassent pas de susciter doutes et interrogations sur la sincérité, le mensonge, le narcissisme. […]
[…]
"Il s'est passé alors une chose inattendue, me dit-il. Lors de cette sortie, je revis le souvenir du souvenir. Aux images de l'extérieur se superposent des réminiscences en arrière-plan. Une réalité augmentée par les souvenirs. C'était à la fois douloureux et heureux. Les émotions sont fortes lorsque c'est le corps qui les convoque.
Vous souvenez-vous aussi de l'entrée dans la maison de George Sand, cette maison qui semblait avoir été quittée la veille ? Je me souviens du tombeau de George Sand, à l'écart dans le jardin bordant la maison. Je m'en suis approché. Elle était en ce jour de sortie la tombe de mes morts. 'Memor', 'qui se souvient'..."
Il s'interrompt. La pudeur ponctue cet échange. » (pp. 66-67)

3. « "Ce ne sera pas long", souffle-t-il, comme une confidence parfumée au savon de Marseille. Je consens mais, en reprenant ma place derrière le bureau, lui signifie ma légère lassitude au bout de cet après-midi de conseils et d'écoute attentive.
Puisque je n'ai pas de temps ce soir, il fait court : "Je vous aime."
Yeux ronds, bouche muette, la machine en mode essorage emplit le silence gênant. Je suis le tambour de la lessiveuse, mon cerveau chauffe, mes joues aussi.
Le paquet sous son bras, des poèmes parfumés...
Je couvre le son devenu assourdissant d'une dénégation. Non, ce n'est pas ça, vous faites erreur, je vais vous expliquer ce qui se passe. Je me lance dans une démonstration qui ne tient que par la force de persuasion avec laquelle je maquille des arguments hasardeux pour me sauver de cette situation embarrassante. J'improvise avec quelques notions détournées. J'usurpe des concepts pour m'extirper de cet embarras. » (pp. 117-118)

4. « Alors, quand elle prend la parole, le silence est immédiat. Son charisme fait autorité auprès des autres détenues. Elle prend la parole comme une arme. Elle me met en joue. À bout touchant, elle lance : "Madame la directrice, il y a un sujet dont personne n'a parlé jusqu'à présent, sujet qui n'est pas ou ne doit pas être tabou."
Mimiques et rires gênés alentours. Elle gifle les autres d'un regard sévère.
"Ce sujet, madame, c'est l'amour. Je ne parle pas de sentiment mais de l'acte sexuel. Vous savez que cela existe, qu'on se débrouille comme on peut, que l'on soit homo ou hétéro, peu importe, que ce n'est pas digne, qu'il faut donc que ce sujet soit mis sur la table, sans pudeur."
Elle n'en a aucune à cet instant et jubile de provoquer son adversaire en duel. Elle tend les armes. Mais elle tire la première.
"Vous voulez que je vous dise, c'est pas contre vous, madame, mais ça fait un moment que j'ai parlé de ça et que tout le monde est sourd. Pourtant, c'est un sujet de préoccupation. Alors, à quand les sex toys en cantine ? Comment s'en procurer sans être obligées d'en fabriquer artisanalement ?"
[…] Je lui rends son arme d'un sourire entendu.
"Vous avez raison. Mais je vais d'abord vous donner mon point de vue, qui permettra ensuite de résoudre ce que vous nommez 'ça'. Cette préoccupation est un sujet, mais ne doit pas être un problème. Je ne veux rien en savoir, non pas que je réfute qu'il existe, mais parce que cela relève de votre intimité, de votre sphère privée et que j'estime que nous n'avons pas à nous y immiscer. Je vais donc autoriser les sex toys, car rien ne justifie leur interdiction, mais je vous laisse la possibilité d'y avoir accès sans passer par l'administration. Vous serez autorisées à en recevoir à l'occasion d'un parloir ou par colis postal." » (pp. 129-131)

5. « Elle est incarcérée pour la première fois à 15 ans. Au greffe, elle tient bien haut son numéro d'écrou sur la photo et sourit à pleines dents, cariées. Elle veut garder ses piercings, ses bijoux, ses habits contrefaits, elle obtempère mais elle insulte, et finit par sangloter sur l'épaule d'une surveillante bien ennuyée, qui lui tend le premier mouchoir d'une longue série.
[…] La détention l'apaise, elle est au centre de l'attention, comme elle ne l'a jamais été.
Il y a quelques accrocs. Mademoiselle X tremble et gronde, ça monte en elle, elle implose alors, son sous-sol noyé de colère déborde. Elle s'en prend à tous ceux qui portent du bleu, quel que soit le grade. Elle crie à l'injustice, elle brandit la liberté et le respect, ses nouveaux étendards. […] elle griffe, puis lâche prise, elle fond en larmes et la surveillante, bien énervée, lui tend un nouveau mouchoir.
Elle se calme en faisant des dessins-excuses. Elle trace des soleils pâles, dessine des arcs-en-ciel fades, crayonne des arbres sans racines, des oiseaux sans ailes et signe d'un "pardon, surveillante !"
[…]
Une surveillante, plus âgée, a connu Mademoiselle X mineure et s'autorisait parfois à la tutoyer, à l'appeler par son prénom. Plus maintenant.
"Il va falloir assumer la peine, mademoiselle, je n'ai plus de mouchoirs."
Mademoiselle X est jugée, condamnée, puis bénéficie d'un aménagement de peine sous surveillance électronique. Elle est alors assignée au domicile de sa mère, à qui on ne laisse pas le choix d'assumer ou non un rôle dans la vie de sa fille. Elle accepte que la petite vive sous son toit, mais à contrecœur, et s'assure que ce boîtier à la cheville connecté à la ligne téléphonique de la maison ne crée pas des interférences avec son installation internet. Elle y tient, à son bouquet de chaînes de télévision et à surfer en illimité !
Un message de la gendarmerie du lieu de résidence nous est adressé un matin, un e-mail glaçant. Mademoiselle X est décédée, retrouvée ce matin, son bracelet toujours fixé à la cheville et une seringue fichée dans le bras. Overdose. » (pp. 139-143)

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