L'objet de ce récit autobiographique, d'après ce que l'on comprend – mieux dans les entretiens de présentation de l'ouvrage que dans sa structure de celui-ci –, c'est la dialectique entre le désir et les fantasmes sexuels. Ces derniers sont à la fois ce qu'il y a de plus subjectif, intime, insondable et souvent inavouable, car placés au plus profond de l'esprit de chacun, et – soutien l'auteur – un objet politique du féminisme jusqu'à présent inexploré, contrairement aux sexualités. La subjectivité des fantasmes découle de la circonstance qu'ils sont chevillés au vécu, à l'expérience de la sexualité de l'individu, en complète évolution au fil du temps ; elle impose de les explorer à la première personne, et de ne revendiquer de vérité que chez ceux.elles qui s'y retrouvent. La constitution en objet politique, en revanche, repose sur la généralité de la domination patriarcale et sur la diffusion des violences sexistes, dont l'auteur démontrera par son expérience qu'elles déterminent fondamentalement ses/les fantasmes, principalement par le truchement de la pornographie, dont la consommation constitue un point essentiel de la démonstration.
À l'origine de l'enquête, il y a deux observations surprenantes : que les fantasmes sexuels ne sont pas aussi genrés qu'on pourrait le croire, c-à-d. qu'il est faux de penser que les hommes nourriraient des fantasmes de violence et de domination alors que les femmes privilégieraient des fantasmes romantiques, égalitaires et fondés sur le consentement ; et d'autre part que, contrairement aux vœux de la raison et du militantisme féministe qui, non sans effort, est enfin parvenu à créer le porno éthique, ce dernier n'est pas excitant, il est donc inefficace et inopérant, à l'inverse du porno mainstream qui est violent, sexiste, culpabilisant, mais alimente les fantasmes des deux sexes et, ainsi qu'il sera démontré in fine, permet une forme de libération psychique et a parfois même des effets thérapeutiques. À noter que ce dernier point, je l'ai déjà lu chez Virginie Despentes, citée, et surtout chez Claire Richard, qui ne l'est pas alors qu'elle mériterait grandement de l'être... Le postulat de la démonstration, de toute manière, c'est qu'il faut bien distinguer entre le désir, qui a vocation à être réalisé, et le fantasme, qui entretient avec celui-ci des relations complexes, mais ne possède absolument pas cette vocation.
L'auteur, sans doute à la recherche de l'origine de ses fantasmes sexuels, après quelques précisions, commence son exploration autobiographique dès l'enfance de la petite fille qu'il était, enfance caractérisée, comme c'est si souvent le cas, par l'inculcation de la honte de la chose sexuelle. Son adolescence est décrite comme la période du refoulement de l'homosexualité, faute de représentations culturelles mais surtout à cause d'une homophobie transmise, conçue au sens littéral du terme (« peur de... »). Vers la fin de l'adolescence, à l'âge de 17-18 ans et alors que son lesbianisme n'est pas encore assumé, déclaré ni acté, la jeune fille est confrontée à deux événements traumatiques que l'on peut qualifier d'attouchements sexuels sous emprise, de la part de deux adultes dominants : le propriétaire du club d'équitation qu'elle fréquentait depuis de nombreuses années, et un prof de philo rencontré durant l'année du bac. Ces traumas, auxquels une importance fondatrice est donnée dans le texte, constitueront le matériau déterminant de ses fantasmes futurs, concomitants avec la réalisation de ses désirs homosexuels. La narration autobiographique s’interrompt brutalement vers l'âge de 25 ans, lorsque la jeune femme commence à consommer de la pornographie et à analyser cette pratique : nous sommes là aux deux tiers (abondants) du livre. Est ainsi posée la thèse que l'excitation éprouvée par les scénarios pornographique violents, en particulier sadomasochistes, ainsi que ses imaginations où les scènes de harcèlement subies au seuil de l'entrée dans l'âge adulte sont revécues avec les variations multiples par lesquelles la victime aurait été consentante, n'est en fait qu'un remède cathartique à ces traumas, sorte d'empowerment par la capacité de se mettre à la place de l'agresseur dans la fiction et de se voir en même temps autrement que comme victime. Est également proposée une généralisation sociologique sur l'attractivité de ce genre de scénarios pornographiques, dont découle enfin la possibilité de mieux identifier à la fois la nature du fantasme et le rôle éventuellement thérapeutique de la pornographie.
Mes réserves relatives à cet ouvrage, on l'aura compris, portent surtout sur l'omission. Ce récit est totalement tronqué, comme si la vie (fantasmatique) d'Océan s'était soudain figée à 25 ans, lors de la « découverte » de la pornographie. En admettant même que le rôle des traumas des 17-18 ans de la jeune fille ait été déterminant au point de bloquer toute évolution de ses fantasmes, est-il crédible que la vie notamment professionnelle d'Océane, femme de spectacle, et ensuite sa transition commencée vers ses 40 ans n'aient eu aucun impact sur leur évolution ? Aucun autre trauma lesbophobe ni transphobe à signaler depuis lors ? Aucun changement à déclarer dans la consommation pornographique ni dans ses contenus préférés depuis vingt ans ? La transition vers le genre masculin d'Océan fait notoirement l'objet d'une série documentaire – dont je n'ai qu'incomplètement pris connaissance – mais il me semble que le sujet spécifique des fantasmes, et notamment de leur dialectique avec le désir pendant cette transition n'aurait pas été redondant et au contraire aurait eu toute sa place dans cet ouvrage. En particulier, la thèse de l'indifférence fantasmatique au genre peut-elle être simplement énoncée sans recourir au même type d'auto-analyse précisément durant la transition de l'auteur.trice ? En vérité, le soupçon est fort que ces omissions soient plutôt des dissimulations, et la démonstration en est conséquemment très affaiblie.
Cit. :
1. « Transitionner n'est pas tant un mouvement vers mon "vrai moi" qu'un mouvement vers l'apaisement des relations avec les autres comme avec moi-même. Apaisement fragile, bien sûr, mais réel malgré tout, quand je sors en short et que je n'ai plus à surveiller ni à exterminer sur-le-champ tout poil surgissant sur mon corps, plus à me maquiller, me forcer à sourire, faire du sport, maigrir suffisamment-mais-pas-trop, pour correspondre aux attentes projetées sur une femme.
Ainsi, en m'appropriant le vestiaire masculin, je m'évite un certain épuisement, je garde et cultive mon énergie, je m'octroie des points de vie.
Je n'ai donc pas gagné en privilèges mais plutôt en confort dans mes interactions sociales avec les inconnu.es. L'amabilité, considérée chez une femme comme un minimum requis, devient un trait de caractère étonnant et remarquable chez un homme. Les hommes cishet sont parfois si occupés par la démonstration de leur importance ou de leur virilité et par l'éradication de tout ce qui pourrait faire pédé chez eux que le premier représentant de leur caste se comportant avec attention et douceur, cherchant à valoriser l'autre, ne serait-ce que lors de brèves rencontres à la caisse d'un supermarché ou au comptoir d'un bar, suscite une gratitude disproportionnée. Chaque fois que je découvre de la surprise et de la reconnaissance dans les yeux d'une inconnue simplement parce que je me suis comporté comme n'importe quel.le féministe (entendez par là une personne normale ayant déconstruit sa misogynie intériorisée), ma défiance envers les hommes cishet augmente.
J'assume donc mon genre masculin, tout en affirmant ma désidentification absolue au groupe des hommes cisgenres, surtout quand ils sont hétérosexuels. Ils me le rendent bien. » (pp. 34-35)
2. « Dans cette histoire, ce ne sont pas les adultes pervers qui se créent de faux comptes et se font passer pour des enfants, mais l'inverse !
J'écris des mots que j'ai entendus, qui circulent à l'époque, je ne sais comment, entre préados, et tape tout ce que je peux régurgiter de plus salace pour l'allumer. Les clichés les plus obscènes y passent, je n'ai aucune expérience de ce dont je parle, évidemment, mais j'ai le vocabulaire. L'inconnu est accro, il veut qu'on discute encore. C'est sans doute sur le Minitel familial que je développe le goût de raconter des histoires et d'incarner des rôles. Mais c'est avant tout la curiosité qui m'anime et le désir de retrouver le trouble ressenti devant les magazines [porno] de mon enfance. Pourtant, je ne me masturbe pas, je ne sais toujours pas comment je fonctionne. Les savoirs qui se transmettent entre garçons à ce sujet n'existent pas chez les filles, pas dans mon monde en tout cas. » (pp. 68-69)
3. « Perpétuer l'échec en multipliant les passions à sens unique était sans doute une façon inconsciente de me conformer à ce qui était attendu de moi : être une preuve par l'exemple que l'homosexualité est une impasse. Il en a fallu du travail et de l'argent dépensé en thérapie pour comprendre que je méritais autant que n'importe qui d'être heureux.se.
Comme toujours, les personnes sexisées et violentées payent cher un travail qu'il ne devrait pas leur revenir de faire, tandis que leurs oppresseurs, avachis dans l'impensé de leur propre violence, l’œil vitreux, sûrs d'eux, les regardent se débattre pour survivre. » (p. 85)
4. « Je commence à comprendre que les fantasmes se fondent sur la frustration. Mais la simple compensation d'une homosexualité malheureuse durant ma prime jeunesse va bientôt se montrer elle aussi insuffisante. Je l'ai dit plus haut, les fantasmes ont le défaut de s'user plus vite qu'un t-shirt H&M. Et ils suivent leur propre logique.
Je me tourne alors vers la pornographie. » (p. 127)
5. « Le lien entre violences systémiques envers les femmes (en particulier lesbiennes, jeunes, musulmanes et trans) et la consommation de porno les mettant en scène interroge. Pourquoi les personnes qu'on méprise, maltraite et stigmatise le plus dans la vie réelle sont-elles celles qu'on regarde (et s'imagine) baiser ?
[…]
Les hommes cis, premiers consommateurs de porno, sont excités par des choses qu'ils aimeraient faire dans la vraie vie mais qui, pour différentes raisons (menace d'une dévirilisation symbolique, haine sociale des personnes désirées, interdit moral, rejet...), leur sont inaccessibles. Dans leur imaginaire, le lien entre peur, haine, frustration, transgression et excitation est clair. » (pp. 138-139)
6. « De la même manière qu'en regardant YouPorn je pouvais prendre la place des hommes des gang bang, dans les fantasmes où je réécris des variantes des scènes vécues au fond de ce box, avec D., il m'arrive souvent de m'identifier à ce dernier.
C'est une façon inconsciente d'essayer de le comprendre, pas tant pour lui pardonner, ni encore moins pour l'imiter, que pour "accepter sa présence en moi" ; m'approprier son désir, énigme insoluble qui tourne pas en boucle dans ma tête ; introduire une forme de complicité entre lui et moi, pour donner au trauma une dimension acceptable. L'inconscient fait son travail de réparation comme il peut, sans s'embarrasser de valeurs morales. Il s'agit de combler un manque, de restaurer un rapport de force équitable.
Aucune explication militante, aussi juste et politiquement nécessaire soit-elle, qui assignerait mon agresseur à son rôle d'ordure profitant de son pouvoir de patriarche, ne m'aidera à me remettre de ses actes ni à les comprendre d'un point de vue émotionnel. En revanche, élaborer un scénario où il devient bon et juste qu'il me touche transforme comme par magie l'abus en situation de désir partagé. Le fantasme apaise temporairement ce conflit que mon inconscient n'a jamais su résoudre.
Pour une personne ayant été abusée, l'identification à l'agresseur soulage d'ailleurs à plusieurs titres. » (pp. 163-164)
7. « […] Je ne crois pas à la théorie selon laquelle les fantasmes des femmes seraient fondamentalement différents de ceux des hommes. Pas parce que les catégories homme/femme ont peu de sens à mes yeux, mais parce que peu de gens échappent à la nécessité d'érotiser la violence, les personnes sexisées sans doute moins encore que les autres, compte tenu de la fonction réparatrice de ces mises en scène.
Quel que soit l'endroit où vous vous placez, il est question de domination.
[…]
Les fantasmes et les pratiques sexuels sont innombrables. Leur immense majorité découle du même système de violence organisée. Qu'ils prennent des formes en miroir ou en opposition à cette violence, ils s'organisent toujours à partir de ce centre.
J'ignore si une sexualité sans enjeu de domination et sans asymétrie est possible. À défaut, il est toujours plus souhaitable que cette domination s'exerce dans le cadre d'une mise en scène [BDSM], où les rôles circulent et s'inversent, plutôt que dans la contrainte et l'étouffement volontaires de l'autre. » (pp. 175-177)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]