Le marquage corporel, dont les traces sont repérées depuis le paléolithique supérieur (cfr. Ötzi, la momie congelée découverte en 1991 dans les Alpes austro-italiennes), constitue sans doute l'un des universels dans toutes les cultures humaines, peut-être un indice de la vie en société, si l'on s'en tient à Michel Leiris : « nulle part au monde on ne trouve de peuple où le corps soit laissé à l'état entièrement brut, exempt de vêtement, parure ou rectification quelconque (sous la forme de tatouage, scarification ou autre mutilation) » (cit. p. 8). Cet ouvrage s'attelle à en examiner les différentes significations, autant du point de vue des motivations individuelles que des sens et connotations collectifs qu'il comporte. Spécifiquement, la présentation s'ouvre par des motifs (que l'on espère à jamais) désuets : les marquages contraints. Ouvrage interdisciplinaire se situant entre l'Histoire, l'anthropologie, l'art, la sociologie et (marginalement) la psychiatrie, il fait ressortir de la pratique du tatouage des manifestations : « ethnique, rituelle, politique, religieuse, militaire, professionnelle, générationnelle, communautariste, totémique, narcissique, artistique, pathologique, commerciale, érotique, thérapeutique, pénale... » (pp. 181-182). Conséquemment, un riche appareil de notes de fin d'ouvrage et une bibliographie variée, répartie thématiquement et mise à jour jusqu'à présent éveillent la curiosité et offrent l'opportunité d'approfondir le sujet sous des angles multiples. L'engouement contemporain pour le tatouage n'est ni réprouvé ni envisagé avec l'enthousiasme apologétique de le chercheur nourrit souvent pour son sujet d'étude : il s'inscrit simplement parmi les phénomènes d'un « universel énigmatique » que l'auteur s'attelle à déchiffrer. Contrairement à d'autres études sociologiques connues et citées, particulièrement les travaux de David Le Breton, l'auteur ne recourt aucunement aux témoignages de personnes tatouées. Quelques pages d'illustrations insérées au milieu du livre contiennent des tatouages datant des débuts de la photographie et des archives ethnographiques de la même époque.
Le prisme de la réception sociale du tatouage me semble le moins approfondi dans l'étude : la question de la discrimination aux apparences est à peine évoqué (cf. cit. 2) et personnellement je me suis posé la question du pendant inverse du chap. VI : n'existe-t-il pas une certaine dés-érotisation ou au moins dé-fétichisation de la partie de la peau tatouée dès lors qu'elle devient le support d'une œuvre d'art, ou bien un moyen d'expression outre qu'un fragment anatomique ornementé ? N'est-ce pas ainsi une conséquence logique de la définition de Le Breton de la marque corporelle comme « vecteur sémantique » ?
Table [avec appel des cit.]
Introduction : Une énigme à fleur de peau
I. Appartenances contraintes :
- Rituels d'initiation
- Servitudes et marques de propriété
- Avilissement politique
- Corps marqués et « identité sociale »
II. Intégration et rébellions :
- Encre de marine et « bouzilles » d'infanterie
- Le métier sur la peau
- « Faces couturées, tatouées, ratées ridées... » : milieu et mauvais garçons
- Les stigmatisés : la communauté du Christ
- Choquer le bourgeois
- Violettes, dahlias et arcs-en-ciel : identifications LGBT [cit. 1]
- Se libérer de toutes les « prisons »
- L'insurrection silencieuse : tatouages et graffiti [cit. 2]
III. La marque « talisman » :
- Protections totémiques
- Le sak-yant : tatouage sacré et bouddhisme
- « Yahvé mit un signe sur Caïn »
IV. Culte de soi :
- Le « corps-pour-autrui » [cit. 3]
- Blasons cutanés
- « Mes cicatrices à moi »
V. « Homo estheticus » :
- Se donner en spectacle
- « Monstres humains », Homme zèbre et Miss Tattoo
- Art corporel, art charnel
- Le tatoueur : artisan ou artiste ?
- « C'est toute mon âme que je t'ai installé avec mes encres » [cit. 4]
- L'aiguille et la machine
- Hygiène et ornement
- Un art publicitaire
VI. Sous le signe d’Éros :
- « Une femme sans tatouage ne peut pas séduire un homme »
- « Le tatouage appelle la main et le contact tactile »
- La chair creusée : plaisirs sadomasochistes
VII. Tu affronteras la douleur :
- « Une brûlure, un coup de soleil, une épilation... qui dure »
- Significations de la souffrance
- « Prendre la douleur dans la tête et la mettre sur le corps » [cit. 5]
- Complications sanitaires
- Peut-on retourner en arrière ?
- « Révolte-toi ! »
VIII. Le temps, la mort, l'éternité :
- Reconstructions esthétiques et usages thérapeutiques
- « J'étais bûche, je suis devenu tison » : la flétrissure, mort sociale
- De la peau vers le papier
- « Une connaissance essentielle pour les policiers dans l'identification d'un délinquant »
- En quête d'éternité
Conclusion : Inscrire le temps dans la chair
Cit. :
1. « La marque corporelle des contre-cultures, finalement, est une des composantes de l'éventail d'identification avec, notamment, un style musical, un code vestimentaire, un type de langage, etc. Ces pratiques canalisent et purgent les revendications, les colères, la révolte. Elles contribuent à équilibrer et apaiser les sociétés démocratiques où, comme l'écrit Georges Bataille, "la transgression organisée forme avec l'interdit un ensemble qui définit la vie sociale". En ce qui concerne les seules marques corporelles, on peut distinguer deux tendances concomitantes, mais inverses : l'une, d'appartenance au groupe, donc orientée vers l'intérieur, l'entre-soi ; l'autre, d'opposition à la société, tournée vers l'extérieur, le contre, l'altérité. Elles répondent à deux impératifs : s'assembler et mener le combat de l'émancipation. » (p. 59)
2. « Nous avons vu plus haut que le sens commun a une tendance naturelle à associer tatouage et délinquance. C'est toujours ce lien qui est à l’œuvre dans le monde professionnel où, consciemment ou pas, le recrutement subit l'influence des stéréotypes et des préjugés selon lesquels tatouages et piercings signifient indiscipline. Rhéa Jabbour aborde la question sous l'angle du "lookisme" […] : "Le lookisme désigne la supposition que le physique d'un individu est un indicateur de sa valeur." La lutte contre les discriminations en relation avec l'apparence affronte le regard social qui voit la réalité à travers le filtre intuitif et inavouable de ce qu'il estime convenable ou pas.
Au-delà de leurs différences, voire de leur opposition, tatoués, scarifiés, percés, forment une grande fédération de la liberté et de la colère. Ils conduisent une courageuse insurrection qui, bien que silencieuse et malgré l'évolution des mœurs, est toujours difficile à entendre pour la société. » (p. 71)
3. « Le désir premier est de flatter le moi dans le regard admiratif de l'autre et, pour provoquer cela, il faut donner à voir qui l'on est (l'identité réelle) ou qui l'on souhaiterait être (l'identité fantasmée). L'objectif est d'être prioritairement, selon l'expression de Jean-Paul Sartre, un "corps-pour-autrui". La marque corporelle devient, dans cette configuration, une déclaration de guerre contre l'anonymat. Elle permet de se distinguer de la masse, de manifester sa singularité, de se soumettre à l'une des valeurs déterminantes du monde contemporain qu'est le droit à la différence : au sens propre, il s'agit de se dé-marquer. » (p. 86)
4. « Dans le monde occidental actuel, il n'est pas excessif d'admettre que la relation entre tatoué et tatoueur dépasse, là aussi, le commerce habituel entre deux personnes. Le rapport se situe souvent à un niveau beaucoup plus profond qu'il n'y paraît à première vue, le mental semblant intégrer la connexion physique née entre celui qui offre sa peau, membrane protectrice des secrets, et celui qui détient le pouvoir de franchir le bouclier de l'intimité, de percer les mystères dissimulés. À l'instar du prêtre, instruit d'un savoir théologique ignoré par le fidèle, le tatoueur, muni de ses instruments pénétrants, occupe une position de médiateur entre la réalité prosaïque et un monde idéal vers lequel il entraîne son patient : c'est "un personnage fascinant, à la fois attirant […] et inquiétant." [F. Borel] » (p. 117)
5. « Leur [des adolescents] souffrance existentielle, indicible, indéfinie, abstraite, mêlant difficultés familiales et peurs sociales, est détournée par la marque destinée à focaliser l'attention du patient et de ses proches. L'effet apaisant est à rapprocher de l'extériorisation des angoisses, des phobies, des obsessions par la parole ou l'écriture. Les modes opératoires sont l'entaille (avec lames de rasoir, morceaux de verre...) et l'automutilation. Effectuées en solitaire et chaque fois que l'individu est déstabilisé, elles agissent comme un purgatif, un système d'autorégulation, et permettent de continuer à affronter l'existence. Au fil du temps, elles deviennent addictives, au même titre que l'alcool ou les psychotropes : David Le Breton qualifie cette méthode d'adaptation au mal de vivre de "cérémonie secrète accomplie comme une liturgie intime". L'adolescent est, au sens propre comme au sens figuré, un écorché vif. » (p. 145)
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