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[Comment conduire un pays à sa perte | Ece Temelkuran]
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Posté: Jeu 29 Juin 2023 10:12
MessageSujet du message: [Comment conduire un pays à sa perte | Ece Temelkuran]
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Le 28 mai dernier, Erdoğan et son parti ont remporté les élections présidentielles et législatives en Turquie. De nombreux observateurs et simples citoyens, dans ce pays et en Europe, ont été surpris de ce résultat, voire scandalisés. Ainsi donc, une crise financière de proportions historiquement inégalées, pas plus que la catastrophe du séisme dans le Sud-Est, géré de manière criminelle et ayant révélé des malversations systématiques dans le secteur du bâtiment, dans la concession des permis de construire en dépit de la législation anti-sismique, ni même l'état physique-sanitaire très diminué d'Erdoğan n'ont eu raison de son régime, devenu progressivement dictatorial au cours des vingt dernières années. Si des fraudes électorales se sont produites, elles n'ont pas non plus été déterminantes cette fois-ci. On dirait que, dans certaines circonstances qui ne sont pas sans rapport avec la notion même de « régime », quels que soient le contexte économique et les politiques mises en place par le gouvernement, un certain blocage de la macro-structure composée par une petite majorité de l'électorat et par le pouvoir dans son ensemble (pouvoir étatique civil et militaire, économique, corps intermédiaires ou ce qui en tient lieu – en Turquie, à mon avis, les sectes religieuses d'abord et surtout) rend inefficaces et caduques les mécanismes de la démocratie représentative.
Essayant d'y voir plus clair avec l'amie de Babelio Bookycooky, nous nous sommes accordés (sur) la lecture commune de cet essai de la journaliste dissidente Ece Temelkuran, publié en anglais en 2019 et aussitôt traduit en français. Rédigé à l'époque où Donald Trump était encore président des États-Unis, où l'actualité britannique était dominée par le Brexit, et où une partie considérable du monde était gouvernée par des leaders populistes de droite, cet essai pose la thèse que la situation politique de la Turquie ne constitue pas une exception, qu'au contraire elle représente et exemplifie un paradigme d'instauration d'une dictature qui, dans un parcours en sept étapes, est redoutablement reproductible par-delà les spécificités des pays en question, y compris leur histoire démocratique et l'apparente solidité de leurs institutions. Ces étapes, qui nomment les chap. du livre, sont : I. « Créer un mouvement », II. « Détraquer la raison et affoler le langage », III. « Dissiper la honte : dans le monde post-vérité, l'immoralité est "hot" », IV. « Démanteler les dispositifs judiciaires et politiques », V. « Façonner ses propres citoyens », VI. « Les laisser rire devant l'horreur », VII. « Construire son propre pays ». Chaque étape est illustrée à la fois par des événements qui se sont produits dans la Turquie d'Erdoğan que dans différents pays gouvernés par des populistes, avec une attention particulière pour Donald Trump ; des anecdotes vécues par Temelkuran, surtout dans l'exercice de sa profession de journaliste politique sont également reportées, qui caractérisent assez précisément sa personnalité, son parcours et son origine socio-familiale. Même si les événements contés ne suivent pas nécessairement une succession chronologique, la progressivité des étapes influe sur le ton de l'autrice : la première moitié du livre est très factuelle et la démonstration est très précise, ensuite le désespoir gagne la narratrice (et le lecteur) à mesure que s'installe le sentiment que la métamorphose du régime et enfin de la société devient irréversible. On comprend très bien ce sentiment, on se laisse persuader notamment par la longue et subtile analyse de la transformation du rire des opposants politiques : pour la Turquie, l'humour grinçant des manifestant du parc Gezi (en 2013) n'est déjà plus le même que l'humour noir des élections de 2015, et ce rire se transforme en un rictus abominable à mesure des persécutions deviennent plus horribles et que l'espoir n'a plus sa place (cf. cit 8). Toutefois, si l'on se laisse entraîner et l'on compatit avec ce crescendo émotionnel, la démonstration de la thèse en est proportionnellement affaiblie, notamment par le fait que nous savons aujourd'hui que le processus n'est pas irréversible, partout et en toute circonstance : Trump a été battu en 2021. Toutefois, en lisant attentivement l'intitulé des étapes, il apparaît assez clairement qu'alors que les trois premières, tout en s'inscrivant dans la longue durée autant que les successives, peuvent se développer avant que les populistes n'accèdent au pouvoir, les quatre dernières requièrent une période d'exercice du pouvoir longue, voire très longue pour la toute dernière, durant laquelle des « anticorps » peuvent heureusement se produire malgré tout, selon les contextes. Les dernières décennies devraient nous avoir appris à nous méfier de tout déterminisme historique dans les théories politiques... Cette éventualité n'est d'ailleurs pas totalement exclue par l'autrice, puisque sa démarche est présentée à plusieurs reprises comme sa propre contribution à enrayer le processus, par la conscientisation et un ultime appel à la création d'un agora mondial, au-delà de la Turquie...



Cit. :


1. « Il est préférable de se rendre compte – et le plus tôt sera le mieux – qu'il ne s'agit pas uniquement d'une chose imposée aux sociétés par leurs chefs souvent ridicules, ni d'une chose qui se limite à des opérations numériques secrètes menées par le Kremlin, mais que ça vient aussi de la base. […] L'éthique terrifiante qui touche les échelons supérieurs de la politique aura des retombées sur les échelons inférieurs, elle ruissellera et s'étendra jusque dans nos petites villes et forcera même les portes de nos quartiers résidentiels sécurisés. C'est un nouveau monde en marche, un nouveau 'Zeitgeist'. C'est une tendance historique qui transforme la "banalité du mal" en "mal de la banalité". Car même si cette tendance revêt des formes différentes selon les pays, il est temps de se rendre compte que ce qui est en train de se passer nous affecte tous. » (pp. 18-19)

2. « De même que faire partie du 'nous', "les vraies gens, les gens ordinaires, les honnêtes gens", signifiait être partisan du Brexit en Angleterre ou accepter un peu de racisme aux Pays-Bas, faire partie du 'nous' signifiait aussi être musulmans, sunnites, provinciaux et conservateurs, en Turquie. Une fois que les paramètres ont été fixés par les premiers détenteurs du 'nous', tous les autres ont commencé à essayer de prouver qu'eux aussi priaient, en privé. Très vite, de nouveaux mots arabes que la plupart des gens n'avaient encore jamais entendus de leur vie ont fait partie du débat public, et les sociaux-démocrates ont essayé de rivaliser avec les "vrais musulmans" malgré leurs connaissances limitées en matière religieuse. » (p. 48)

3. « C'est un exemple simple de la logique de base populiste qui, de nos jours, et dans beaucoup de versions différentes, a cours dans de nombreux pays. […]
1. Argumentum ad hominem (réfuter un argument en attaquant la personne plutôt qu'en réfutant le contenu de l'argument) : "Vous et votre clique avez gouverné..."
2. Argumentum ad ignorantiam (l'appel à l'ignorance en disant qu'une proposition est vraie parce qu'elle n'a pas encore été démontrée fausse) : "Vous voyez ? Vous ne pouvez pas prouver que tous les humains sont mortels."
3. Argumentum ad populum (une idée ou une affirmation est acceptée comme vraie simplement parce qu'un nombre important de personnes la considère comme vraie) : "Le vrai peuple, dans ce pays, pense autrement."
4. Reductio ad absurdum (raisonnement par l'absurde, soit démontrer la vérité d'une proposition en prouvant l'absurdité de la proposition 'contraire') : "Vous tueriez tout le monde pour prouver que tous les humains sont mortels."
5. Raisonnement/hypothèse ad hoc (hypothèse arbitraire ajoutée à une théorie afin d'empêcher de la voir falsifiée) : "La démocratie, c'est le respect des idées, respectez donc la mienne." » (p. 62)

4. « La photo de Nick Ut d'une jeune Vietnamienne nue, la peau brûlée par une attaque au napalm, a été prise en blanc et noir quand le bien et le mal, le beau et l'affreux ne se confondaient pas, sans même parler d'être remplacés par leurs exacts opposés. C'était quand le président Nixon avait essayé d'interdire la publication de cette photo, craignant la réaction de la population américaine. Par contraste, seulement deux décennies plus tard, Big Media était fier de diffuser des images de la guerre en Irak vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, sachant que des vues d'enfants mourants ne susciteraient plus jamais une telle honte ni une telle indignation.
C'est ainsi qu'a commencé le déplacement à grande échelle des plaques tectoniques de la perception humaine du mal. Une faille s'est creusée au milieu du continent de la vérité, le divisant en îlots de réalité séparés. […] Notre perception du mal a commencé à évoluer d'une telle manière que la bonne vieille expression "déshumanisation de l'ennemi" n'était plus requise ; la souffrance de l'autre n'avait tout simplement plus d'importance. » (p. 97)

5. « La question de l'avortement est certainement plus accessible que les problèmes financiers complexes et beaucoup plus utile quand il s'agit de déstabiliser de débat politique afin de consumer l'énergie des opposants. Ce tour de passe-passe est sorti tout droit du manuel d'Erdoğan : dire périodiquement quelque chose de scandaleux sur des questions qui touchent les droits des femmes ; faire en sorte que les gens soient choqués ; alimenter la controverse jusqu'à ce que les opérations que vous dirigez, cachées derrière le bruit blanc, soient menées à bien.
Le très influent homme politique populiste polonais Jarosław Kaczyński préfère les chats aux femmes quand il a besoin de bruit blanc. […] le 24 novembre 2017, [… il] avait été surpris en train de lire un livre sur les chats au cours d'une session parlementaire. Il s'agissait, au cours de cette session, de débattre de la question du changement de loi concernant les juges de la Cour suprême, qui seraient nommés par le gouvernement, lui donnant ainsi plus de pouvoir. Toute la journée, ce que les Polonais ont regardé sur les réseaux sociaux n'a pas été le détail de la nouvelle réglementation mais les blagues ou les commentaires dégoûtés sur Kaczyński lisant un livre sur les chats. » (pp. 122-123)

6. « "Et donc me voilà, d'anarchiste post-structuraliste je suis devenu surveillant d'urnes électorales ! Oui, tout le monde sait maintenant où est sa place !"
Le 1er novembre 2015, ce Tweet est instantanément devenu un classique du répertoire, qui ne cesse de se renouveler, de l'humour noir turc. Il a été posté le jour des élections législatives et partagé par la vaste communauté des gens instruits qui s'étaient portés volontaires pour surveiller les urnes.
[…]
L'infantilisation et le pathétique du climat politique ont rendu superflues leurs capacités intellectuelles et ils en étaient réduits à se poster dans les bureaux de vote pour s'assurer que les urnes n'étaient pas truquées par les partisans d'Erdoğan, comme cela avait été le cas lors des précédentes élections. Ceux qui ont repris la blague à leur compte faisaient aussi référence aux années précédentes, au cours desquelles ils avaient regardé, amusés, l'establishment et son appareil d'État pourri être secoué et littéralement démantelé par les conseillers en communication du mouvement populiste. L'ironie étant que, précédemment, la plupart d'entre eux voyaient la démocratie moderne comme un simple habillage de vitrine pour le système néolibéral et s'étaient réjouis de voir l'appareil d'État puni pour son hypocrisie. Mais désormais ils subissaient un étrange effet boomerang car ils devaient défendre la machine politique et protéger un système de démocratie représentative que la plupart d'entre eux trouvaient 'dépassé'. » (pp. 128-129)

7. « "[…] Et donc, ma chère, quelques-unes parmi les dix familles les plus riches de Turquie se sont retrouvées à faire la queue avec leurs assiettes vides pour quémander une omelette, comme dans une scène des Misérables."
Dès que les financiers laïcs ayant pignon sur rue à Istanbul ont compris que la donne avait changé, et que le seul moyen de gagner les plus juteux appels d'offres et d'avoir accès aux gros crédits bancaires nécessitait d'obtenir l'approbation d'Erdoğan, leur choix d'action n'a plus été de se rallier au monde international des affaires pour protester ou de s'organiser politiquement pour résister, mais plutôt de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour se gagner les bonnes grâces du président. Le moyen le plus efficace d'être accepté à sa cour était de "monter dans l'avion" – c'est-à-dire être choisi pour voyager à l'international avec Erdoğan dans son jet présidentiel. Tous les propriétaires de grosses entreprises qui employaient des milliers de gens essayaient désespérément d'obtenir des chambres dans le même hôtel que lui – certains d'entre eux ont même dû arrêter de fumer à contrecœur, car Erdoğan était très strict sur les cigarettes et ne manquait jamais une occasion de mettre les fumeurs dans l'embarras et de les réprimander en public. […] "Tu aurais dû voir tous ces gros patrons en train d'essayer de cacher leurs énormes cigares chaque fois que les portes de l'ascenseur s'ouvraient et comment ils s'empressaient d'arriver en même temps que lui à la réception de l'hôtel, après avoir utilisé un spray buccal." » (pp. 145-146)

8. « Vous restez bouche bée tant vous êtes choqué, sans voix, les yeux vous sortent de la tête, et un bruit semblable à un hoquet sort de votre bouche : "Ah !" Votre cerveau, dupé par la tension de vos muscles faciaux, commence alors à générer du rire. C'est le rire qui survient quand l'humain a atteint ses limites émotionnelles. Quand l'esprit est contraint de tester ses capacités à traiter le répugnant et l'illogique, et quand cette tâche ne cesse de prendre de l'ampleur, qu'elle ne cesse jamais de se répéter, le cerveau finit par être saturé et transmet un message d'erreur. C'est comme si ce nouveau genre d'émotion était incapable de trouver sa place sur la carte des neurones et ne pouvait donc que surgir sous forme de rire. C'est ce qui arrive quand vous avez épuisé votre colère, et quand vos réserves de désespoir et de dégoût sont elles aussi taries. » (p. 252)

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