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[Notre désir | Carolin Emcke]
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apo



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Posté: Sam 01 Jan 2022 15:34
MessageSujet du message: [Notre désir | Carolin Emcke]
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Dans ce récit autobiographique, la philosophe et reporter de guerre allemande Carolin Emcke, née en 1967, explore la genèse et le développement de son désir et de sa sexualité bisexuelle à préférence lesbienne (elle se définit par le terme imprécis de « queer »), depuis la rentrée au collège jusqu'à l'âge adulte. En parallèle, elle évoque le souvenir de son ami Daniel, dont on apprend dès le départ qu'il s'est suicidé et l'on comprend progressivement que la cause principale de ce drame réside dans l'exclusion subie à cause de son homosexualité. Ces deux récits constituent donc comme une dialectique entre un parcours réussi vers l'homosexualité et l'autre échoué. Mais la narration principale est surtout interrompue continuellement par une foison de digressions inspirées par ses souvenirs et ses réflexions critiques qui ont trait à l'homophobie latente ou violente ressentie depuis les débuts de l'éducation genrée à l'école, puis dans les différentes étapes de sa socialisation adolescente et adulte, marquée toujours pas une certaine inadaptation ; il est aussi question de ses goûts et ses plaisirs : l'exploration des bois, la musique – grâce à l'enseignement d'un certain prof. Kossarinsky qui a donné à l'auteure un goût sûr et une capacité d'analyse musicale approfondie, et enfin des considérations plus superficielles sur les différences culturelles de genre rencontrées durant ses voyages professionnels, notamment à Gaza. J'ai noté en particulier des pages très marquantes sur une excursion en voiture où, accompagnée de deux amis, l'auteure s'est retrouvée devant des prostituées et s'est d'abord identifiée aux filles puis s'est confrontée à l'éventualité d'être leur cliente ; d'autres pages très intéressantes concernent son questionnement sur les conditions dans lesquelles elle aurait envisagé d'accéder à la maternité, en ayant recours non à un donneur anonyme ni à l'adoption, mais à un père homosexuel éloigné mais joignable par l'enfant, s'il le souhaitait.
La nature anecdotique et discontinue de la narration, qui n'est pas même structurée en chapitres mais avance telle une conversation à bâtons rompus, n'a pas l'ambition d'apporter la profondeur de pensée d'un essai. Son mérite réside surtout, me semble-t-il, dans sa valeur d'exemple à l'adresse notamment de jeunes femmes lesbiennes ou bisexuelles qui ne possèdent guère de modèle ni d'explication d'un parcours individuel mais emblématique auxquels s'identifier ni de certaines « façons de désirer » hors des schémas hétérosexuels habituels. De manière complémentaire, la question est aussi posée du militantisme – l'appartenance à un « nous » revendiqué et pour promouvoir lequel il soit utile de se battre – ou bien de la singularité de l'expérience individuelle du désir. Le lecteur français pourra enfin comparer les regards et les discriminations homophobes entre la France et l'Allemagne.


Cit. :


1. « J'adorais mon école. Je lui témoigne encore aujourd'hui beaucoup de reconnaissance pour tout ce qu'elle a ancré et fait grandir en moi. […] Mais le discours sur la sexualité restait à la fois progressiste et rétrograde. Résultat, le discours biologiste ne faisait que remplacer la parole religieuse, et la façon dont la sexualité était sans cesse ramenée à la grossesse afin d'empêcher celle-ci créait une peur bien plus grande que n'aurait pu le faire toute instruction catholique. Ce n'est pas parce que le plaisir relevait un péché qu'on devait craindre la sexualité, mais à cause des conséquences dangereuses du plaisir. La sexualité n'était plus dépravée, elle constituait une menace. » (p. 40)

2. « Les frontières du désir étaient encore celles de l'imagination. On n'avait tout bonnement aucune idée de ce qui était censé se passer ensuite ; nos mains, nos lèvres étaient inexpérimentées, mais il y avait pire encore : on ne pouvait même pas s'imaginer ce qu'on était en mesure de vouloir. » (p. 58)

3. « Savoir si je suis queer, si mon désir est déterminé génétiquement ou conditionné socialement : ce n'est pas ce qui m'intéresse. À quoi cela servirait-il ? Ce qui m'intéresse, c'est comment le désir apparaît, chez moi, mais aussi chez les autres ; comment je l'ai senti croître, comment il s'est déployé, trouvant son langage, son expression en moi, pour moi, et comment, au sein même de ce langage, s'est développé un vocabulaire de plus en plus riche, des structures de plus en plus complexes, un vocabulaire grâce auquel je suis à même de m'exprimer plus précisément, tendrement, radicalement. » (pp. 90-91)

4. « Ce qui nous appartient en propre commence par un Non. Par un refus, le sentiment de vouloir autre chose que ce qui est communément voulu. Ce malaise face à ce que l'on attend de nous peut être vague, juste une intuition, il n'est même pas besoin de s'imaginer que ce pourrait être l'alternative, il suffit de savoir ce qui est pour soi inenvisageable. Mais au travers de ce premier Non, c'est notre être propre qui se cristallise. C'est en cet instant où une chose n'est plus perçue comme naturelle et allant de soi, où une certitude devient subitement incertaine, où l'évidence devient équivoque, c'est dans cette faille que survient le Moi. » (p. 120)

5. « […] Je voulais lui dire [au danseur Max Midinet] qu'il est possible de vivre dans cet "entre-deux", que ces personnages mal adaptés peuvent aussi avoir leur utilité, remplir une fonction bien à eux ; ils avaient entrouvert quelque chose, un espace de liberté à l'intérieur duquel j'allais pouvoir grandir. Avec sa grâce déliée, cette corporéité fragile mais athlétique qui semblait échapper aux catégories du masculin et du féminin, Max Midinet faisait se fissurer le monde hétérosexuel et ses zones clairement délimitées dans lesquelles hommes et femmes étaient censés se mouvoir et s'aimer. » (p. 153)

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