[Collaboration and Resistance | Robert O. Paxton, Olivier Corpet, Claire Paulhan]
Par son format et sa mise en page, ce gros volume ressemble au catalogue d'une exposition sur la « Vie littéraire française sous l'Occupation ». En réalité, ses 440 pages en grand format contiennent surtout la reproduction en couleur de documents tirés des Archives Paulhan, l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC), ainsi que de la Bibliothèque publique de New York, du Mémorial de Caen, de la Deutsches Literaturarchiv de Marbach, de la Bibliothèque et Archives Nationales de Québec : lettres manuscrites ou dactylographiées, photos, articles de presse, pages de livres imprimés, documents administratifs de tous types, plans et cartes, couvertures d'ouvrages et de périodiques, dessins satiriques, tout ce qui est habituellement visible dans ce genre d'expositions, agrémentés de minuscules mais essentielles légendes. Il comporte aussi quelques articles longs : le texte introductif de Robert O. Paxton, grand spécialiste américain de l'histoire de Vichy, suivi de trois autres par Jérôme Prieur, Claire Paulhan et Olivier Corpet. Est inséré au milieu du livre un texte inédit de Sartre, diffusé à l'origine sur les ondes de Radio-Canada en 1946 : ces textes sont tous en anglais.
L'ouvrage se compose 9 chapitres, très intéressants pour leur perspective relativement insolite en France, chacun desquels est introduit par sa propre introduction et réparti en sous-chapitres d'au moins deux pages, paire et impaire en vis-à-vis, qui méritent d'être tous reportés dans une table des matières complète. Enfin, fort nécessaire eu égard aux centaines de nom propres cités, se rapportant à des personnalités qui ne sont plus toutes connues de nos jours (surtout les collaborationnistes, heureusement!), un index (de 8 p. sur 3 colonnes) clôt le volume.
La démarche décentrée par rapport à l'historiographie officielle française, le choix des documents d'archives bruts, leur variété inattendue offrent quelques surprises et assurément un plongeon bénéfique pour comprendre le quotidien d'une époque que l'on a trop l'habitude d'observer ex post. Cela est particulièrement vrai pour la figure de l'intellectuel, que nous supposons avoir été de tout temps « engagé », alors que ce concept a été inventé ou réinventé par Sartre justement par rapport à l'époque en question, et imaginons donc en situation clairement binaire : résistant ou collabo. On a également tendance à placer dans la même catégorie le régime de Vichy et la force d'occupation allemande, ignorant complètement que celle-ci était elle-même divisée (entre l'attaché culturel allemand et le directeur de l'Institut culturel), sur une question apparemment cruciale pour les nazis : la mise en place d'une politique culturelle à laquelle les Français adhéreraient volontairement, ce qui ne leur semblait pas contradictoire avec les spoliations, le rationnement et le STO...
Parmi les thèses intéressantes de Paxton, j'ai réfléchi à l'asymétrie suivante : que les collaborationnistes, ennemis depuis longtemps de la Troisième République, se rallièrent immédiatement aux forces d'occupation et rares furent ceux qui les rejoignirent en cours de route, même parmi les anti-communistes après l'ouverture du front oriental en juin 1941 ; à l'inverse, certains de ceux qui refusaient viscéralement la conquête nazie s'étaient d'abord approchés de Vichy en bonne foi, et ce n'est que graduellement qu'ils passèrent à la Résistance, ou tentèrent le plus longtemps possible de rester a-politiques, certains retardés ou inhibés par antipathie envers de Gaulle en même temps que par le refus du communisme. La position des intellectuels conservateurs, surtout chrétiens, spontanément anti-sémites ou non, était très ambiguë et inconfortable : les Bernanos, Mauriac et Maritain furent une exception.
J'ai deux gros regrets par rapport à cette lecture, qui sont évidemment liés à l'impossibilité éditoriale de livrer un volume encore plus important, lourd et massif : la rareté des articles explicatifs (trois initiaux et les introductions des 9 chap.), et, malgré la qualité impeccable des images, la difficulté de leur lecture ainsi que des légendes, pour l'ensemble desquelles une loupe m'a été indispensable : sans doute l'éditeur a-t-il pensé que, au moins pour les documents qui sont très majoritairement en français, le lecteur anglophone ne se donnerait pas le mal de les déchiffrer, mais celui qui ne peut s'empêcher de lire ces textes – qui constituent quand même au moins 80% de l'ouvrage – se soumet à une épreuve épuisante pour sa vue.
Table des matières :
« The Bottom of the Abyss » by Robert O. Paxton
« Between the Lines » by Jérôme Prieur
« Archives, Memory, and History » by Claire Paulhan and Olivier Corpet
« Subterranean History » by Claire Paulhan
« 1. From the Pre-War Period to the Collapse » :
The Pontigny Decades ; The NRF Spirit ; The Rise of Perils ; The Spanish Civil War ; The First Weeks of the War ; The Scissors of the Censor ; The "Phony War" ; Under Surveillance ; Debates at La NRF ; The Invasion ; Marguerite Bloch : an Account of the Exodus ; French Collapse and Exodus.
« 2. Surviving under Occupation » :
The Demarcation Line ; The National Revolution ; The Statute on Jews ; Anti-Semitic and Anti-Masonic Propaganda ; The Anti-Bolshevik Crusade ; Paris under the Germans ; Rationing ; "Les Visiteurs du Soir" ; "La Relève" and the STO ; Under Allied Bombs.
« 3. Publishing and Journalism under Nazi Rule » :
German Bans, French Compromises ; Interventions and Propaganda ; Constraints and Repression ; Additional Bans ; The Press Under Control ; Pascal Pia : André Bollier, Printer of "Combat" ; Resistance Printers.
« 4. The Seduction of Intellectual Collaboration » :
Long Live the Maréchal !; Jacques Lemarchand : Interview with Friedrich Sieburg ; Karl Epting and the German Institute ; The Collaborators ; The Cases of Chardonne and Montherlant ; Louis-Ferdinand Céline ; The Trip to Germany ; Marcel Jouhandeau : "Memories from Germany" ; Artists ; The Epting Case.
« 5. Taken Prisoner » :
Louis Althusser : "Tell the School" ; The Lessons of Defeat ; Escapees : Pierre Brisson and Jean Hélion ; The Cultural Life of French Prisoners ; Gaston Criel's "Cahiers Littéraires" ; Georges Hyvernaud : A Poet in the Oflag.
« 6. Persecuted and Deported » :
Martin Flinker : From Internment to Exile ; The Professors ; Robert Antelme and Marguerite Duras ; Otto Freundlich ; Irène Némirovsky ; Maurice Halbwachs, Max Jacob, and Benjamin Fondane ; Benjamin Crémieux, Marc Bloch, and Robert Desnos ; Bearing Witness.
« 7. Daring to Resist : the Struggle of the Spirit » :
Louis Aragon and the Communist Intellectuals ; Emmanuel Mounier and "Esprit" ; The "Lourmarin Meetings" ; Mounier is a Wanted Man ; Paul Eluard and "Liberté" ; Georges Bernanos ; Jean-Paul Sartre ; The Resistance in Journals ; Pierre Seghers and "Poésie" ; René Tavernier and "Confluences" ; Jean Lescure and "Messages" ; Other Journals ; La NRF under the Occupation by Pascal Mercier ; In the Orbit of La NRF ; "Les Lettres Françaises", the CNE, and Éditions de Minuit ; Jacques Decour and "Les Lettres Françaises" ; The Birth of Éditions de Minuit ; "Les Lettres Françaises", Organ of the CNE ; The Shores of Algeria ; Max-Pol Fouchet and "Fontaine" ; Publishers and Journals of Algeria ; List of Pseudonyms Used under the Occupation.
« 8. International Solidarities » :
Crossed Destinies in London ; Passage via Switzerland ; Refuge in New York, by Robert o. Paxton ; American Solidarities ; French Intellectuals in the Unites States ; Jean Hélion, Escapee ; "Fontaine" and America ; "Free France" ; The Canadian Way Station, by Jacques Michon ; "Terre des hommes" in Quebec ; Éditions de l'Arbre ; Sartre in Montréal ; Lecture by Jean-Paul Sartre, March 10, 1946 ; Generosity of the Argentines.
« 9. The Liberation and its Aftermath » :
A Long and Painful Liberation ; Michel Prévost : The Death of Jean Prévost ; "Paris Libéré" ; Inside Liberated France ; Exiles, Returns, Absences ; Georges Hyvernaud : « Letter to a Little Girl » ; The "Americans" ; Jacques Schiffrin, Letter to Jean Paulhan ; Postwar Climate ; The Purge in the World of Letters ; The Book List ; The Partisan Libraries ; The Purge in Question ; Journals in Paris ; Renewal of the Intellectual Landscape.
[...]
Cit. :
1. « In its pages [de l'hebdomadaire Comoedia qui reprit sa parution en juin 1941] one could find, side by side, Montherlant, Arland, Valéry, Paulhan, Sartre, some in search of an alibi allowing them to pursue parallel activities, others more vacillating in their ideology, still others acting out of sheer pragmatism, as though nothing were at stake. » (Jérôme Prieur, p. 19)
2. Paul Ricœur « Propagande et culture » in : L'Unité française, organe de la Fédération des Cercles Jeune France édité par Jean Rivain, n° 1 Avril-Juin 1941 :
« S'il est une leçon politique de notre défaite que nul ne puisse contester, c'est qu'aujourd'hui nous n'avons plus le choix entre un régime autoritaire et un régime parlementaire. La seule question est de savoir quelle autorité il nous faut, quelle autorité nous appelons de nos vœux. […] C'est donc sans arrière-pensée que ces pages consacrées à la culture et à la liberté de pensée débutent par un hommage à l'État fort. Il faudra le répéter et en pénétrer nos cervelles anarchiques :
1) La tâche de l'État est de concevoir, de s'informer, de diriger. La responsabilité doit aller de haut en bas, et non de bas en haut.
2) La création ou la restauration des corps intermédiaires ne doit pas être un moyen déguisé de freiner l'exercice de l'autorité. Ce souci de balancer l'exécutif ne peut être actuellement notre premier souci. Il s'agit bien au contraire de trouver en eux des organes d'exécution, de multiplier la responsabilité et l'initiative dans l'exécution, de craindre que l'autorité de l'État ne se superpose à un corps amorphe.
3) Si quelques-uns d'entre nous envisagent avec ferveur une restauration monarchique, ils ne songent pas non plus à dédoubler le pouvoir pour l'affaiblir, ils y voient plutôt le "recours" permanent à un pouvoir affectueux et serein (car on aime un Roi ; on n'aime pas le Gouvernement, on le craint et on lui obéit). [...] » (cit. p. 168)
3. Incipit d'une lettre de Louis-Ferdinand Céline à Karl Epting (directeur de l'Institut allemand de Paris, éloigné de son poste en juin 1942, puis réintégré un an plus tard après avoir plaidé son cas à Berlin, c'est lui qui, à la Libération, exfiltra Céline et son épouse à Baden-Baden avec quelques autres écrivains collaborationnistes), lettre datée du 11 mars 1943, se plaignant de la période d'absence de son ami :
« Mon cher Ami,
La Censure est un merveilleux instrument d'État, mais qui ne laisse voir après lui qu'une opinion hargneuse et abrutie à mort et vouée à toutes les catastrophes. Nous le sommes ici en France et peut-être en Europe. Tous des cons, dindons d'État, fous suffisants, zazous honteux, bureaucrates délirants, putains [...] » (cit. p. 149)
4. « For the first time in its history, the book world in Quebec was self-sufficient. Quebecois publishers even succeeded in attracting foreign authors, and in introducing American best-selling authors to a francophone readership through translations of their work. […] Transformed into a hub for French publishing, the Canadian metropolis saw its importance grow in a manner commensurate with its new mission. In 1943, at a time when they were reaffirming their business relations with publishing houses in New York, Mexico City, Rio de Janeiro, and Buenos Aires, these publishers founded the Société des éditeurs canadiens de langue française. » (Jacques Michon, p. 340)
5. « Today, a certain number of new authors have appeared – some, like Camus or Simone de Beauvoir, entirely new ; others deciding to commit themselves now, though they weren't before ; and still other, older writers, whom one had thought would never do so – like Mauriac, who has decided to commit himself totally. And so this litterature, which is both committed and metaphysical, reconnects to the common threads of the great litterature of the eighteenth and nineteenth centuries. » (Jean-Paul Sartre dans une allocution radiophonique inédite à Radio-Canada diffusée le 10 mars 1946, cit. p. 353)
6. « Avertissement aux Éditeurs » publié clandestinement dans le n° 11 de Les Lettres françaises, en novembre 1943, pré-annonçant déjà les controversées « purges » du Comité National des Écrivains qui auront lieu dans l'après-guerre et qui finiront par provoquer la scission du Comité :
« En particulier, la question des sanctions contre ceux des éditeurs qui ont failli à leur mission en se faisant sans protester, en novembre 1940, les serviteurs dociles et prévenants des autorités allemandes en vue de l'asservissement de la pensée française dont ils avaient assumé la garde, demeure entière. Elle relèvera essentiellement du pouvoir politique et du pouvoir judiciaire et le Comité n'estime aucunement en préjuger ni non plus par ce texte limiter sa propre action pour la défense de l'expression française et de la mission des écrivains dans le domaine de l'esprit. […]
Le Comité National des Écrivains prend la décision de veiller à la réintégration à leur poste, dans les maisons d'édition, de ceux qui en ont été évincés du fait de l'occupation allemande, et de veiller également à l'épuration de ces maisons, sans préjudice des actions que la Justice française pourrait entreprendre en ce sens, pour assurer les conditions normales et saines de l'édition en France et dans l'Empire ; [...] » (p. 398)
7. « Note pour l'inventaire de décembre », chronique par Georges Duhamel publiée dans Le Figaro, le 27 décembre 1946, en réponse à la « Lettre ouverte » de Vercors sur la question des « purges » :
« […] La Justice nationale s'est mise à la besogne, sans la moindre précipitation, il faut bien le reconnaître. Elle a placé sous les verrous un certain nombre d'hommes de lettres. Elle en a déjà jugé beaucoup et avec la plus grande rigueur, montrant ainsi aux écrivains qui ne l'auraient pas encore compris que la responsabilité d'un journaliste, par exemple, est manifestement plus considérable que celle d'un général, d'un grand industriel ou d'un haut fonctionnaire. Sévérité paradoxale, mais somme toute flatteuse pour la corporation.
Estimant que la liste établie par la commission spéciale comportait des personnes dont les fautes ne me semblaient pas impardonnables, j'ai, par une note écrite, demandé au Comité National des Écrivains de revenir, après un temps donné, sur la décision prise. Comme il fallait, dans une telle révision, agir avec discernement et trouver une règle, j'ai donc prié le Comité d'abandonner "les mesures disciplinaires prises contre les écrivains qui n'avaient pas fait l'objet d'une information judiciaire ou qui avaient bénéficié d'un non-lieu". […] » (p. 415)
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