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[Hergé mon ami | Michel Serres]
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Posté: Mar 16 Juil 2019 4:47
MessageSujet du message: [Hergé mon ami | Michel Serres]
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Je n'ai pas aimé le style de ce livre, composé de dix articles parus entre 1970 et 1997, et traitant autant des rapports d'amitié entre l'illustre philosophe des sciences et l'immortel dessinateur que de l'analyse de certains de ses albums : L'Oreille cassée, Les Bijoux de la Castafiore, Tintin et les Picaros, Tintin au Tibet. Je n'apprécie pas que, parti d'une idée intéressante et à peine effleurée – qu'Hergé puisse être considéré comme « Le Jules Verne des sciences humaines » – cet hommage à l'ami disparu se transforme, par accumulation et redondances, en une espèce d'hagiographie. J'aime les analyses des œuvres au plus près du texte, et j'ai horreur que des idées intéressantes – et à peine développées – se retrouvent noyées dans une accumulation et redondance de métaphores, pour le seul plaisir de la belle phrase surprenante, de l'image poétique. C'est un reproche que je fais à des auteurs que j'aime, comme Roland Barthes, par exemple.
Je vais donc m'efforcer de retenir, et de noter en citation, uniquement ces idées intéressantes :
- Hergé, dans les voyages qu'il nous fait faire, et dont les paysages nous suivent dans notre mémoire, que nous nous rendions à « Shanghai ou au Tibet, en Écosse ou au Proche-Orient », « part du musée d'Ethnographie et non du muséum d'histoire naturelle ». Ainsi, certains de ses albums peuvent se lire comme de traités de sciences humaines, et c'est ce que Michel Serres va réaliser ici.
- Ainsi, L'Oreille cassée est considérée comme une « ethnographie du fétiche », au-delà du concept, déjà utilisé par Diderot, mais popularisé par Charles de Brosses (1709-1777) et abondamment étudié par Marx (valeur d'usage/valeur d'échange) et par Freud. Le même opus peut être lu aussi comme un voyage initiatique « à la recherche des origines », dont le retour constitue une critique de la société de la « substitution », du toc, du remplaçable, et en fin de compte de la société du spectacle.
- Les Bijoux de la Castafiore, analysé dans « Rires : les bijoux distraits ou la cantatrice sauve » - l'article le plus long (pp. 62-91) et plus abouti – constitue un petit traité de théorie de la communication, ou plutôt un catalogue des « parasites », ou défauts de communication étudiés largement par cette théorie. « Parasites » comme personnages, chacun représenté par son animal-totem (cf. cit. infra) et aussi « parasites » comme instances de communication défectueuse. Il est aussi question du théâtre classique, avec la centralité de l'escalier dans ce seul ouvrage qui se passe à huis-clos, et en conclusion, très très rapide, du rire entendu comme une « chaîne » - je pense qu'il s'agit aussi d'un concept tiré de la théorie de la communication.
- Tintin et les Picaros, se présente d'abord comme un essai sur « Le picaresque aujourd'hui ». Il s'ouvre sur une très belle analyse du personnage de Tournesol à travers l'ensemble de l’œuvre d'Hergé. On a souvent remarqué son « épaississement » au cours des années, de « petit inventeur pour concours Lépine » à physicien nucléaire. Mais Serres prend très au sérieux la grande crise d'amnésie (Objectif Lune) provoquée par l'expression du Capitaine Haddock : « faire le zouave », comme une dénonciation de la collusion de la science avec le militarisme, qui provoquerait une véritable crise de conscience chez le savant, qui, après l'expédition lunaire, se consacrera à la culture des roses et à l'invention de patins à roulettes motorisés, et en viendra enfin, dans ce dernier album terminé, aux plantes médicinales, à la pharmacopée comme remède contre l'ivresse – remplacement de l'alcool par l'opium. Cet article aborde plus que tout autre la question de la société du spectacle, même si Guy Debord n'est pas nommément cité. Il est d'abord question du factice dans la nutrition, sans doute pour développer la métaphore de l’écœurement. Ensuite sont rappelés les multiples renvois de ce dernier opus aux Sept Boules de cristal, lorsque, dans le music-hall, Alcazar est le lanceur de poignards Ramon Zarate et Haddock essaie de percer le mystère de la transsubstantiation de l'eau en vin. La société du spectacle, c'est bien sûr le coup monté par Sponsz-Esponja, le nez-à-nez Haddock-Tapioca par écran télévisé interposé, mais c'est aussi le Club Méd qui remplace les guérilleros – qui ont déjà remplacé les Arumbayas et leurs ennemis Biberos – c'est le coup d'État de carnaval, ce sont les Turlurons de Séraphin Lampion : « Le masque de ressemblance masque le masque de la différence. Haddock et Tintin sont jumeaux, ils ne sont plus que des Dupondt. » (p. 102), ce sont enfin les deux mêmes militaires, dans le même bidonville, avec juste des uniformes différents.
- Dans « La plus précieuse des raretés », au sujet de Tintin au Tibet, la découverte la plus rare, c'est l'inversion nécessaire à l'éthique du scientifique social. Le monstre, l'abominable, l'inhumain s'avère être le meilleur, le lointain s'avère être le proche et le prochain. Sont convoqués le récit biblique du Bon Samaritain et Diogène le Cynique. Enfin est supposé (cf. cit. infra) le retournement entre l'ethnologue et son « sujet » d'observation : « Dites : qui allons-nous rencontrer, en Occident, au retour de l'Himalaya ? Des bêtes abominables qui chassent les misérables » (p. 129).


Cit. :

« Supprimons les media. Reste la Société comme groupe nu. Voulez-vous classer les sauvages ? D'abord les émetteurs non récepteur : le savant (la science), sourd et distrait, prend la carte pour la tarte et le whisky pour la pluie de printemps ; il se moque de l'émeraude ; la cantatrice émet (aux abris!) sans recevoir pour une autre raison : elle prend la parole et la musique et ne sait pas la rendre ; l'assureur, à son tour, n'entend pas l'opéra et préfère la bière. La patrouille des pies, leur totem. Suivent les récepteurs non émetteurs : le vieux marin, qui hume le joli mois de mai lorsque l'ordure pue, qui sourit à Miarka et se laisse mordre, qu'on fiance à son corps horrifié, qui danse au sortir de la Fleur et chante sa douleur au pied qui, par chance, s'en va au départ de la belle ; les gens de maison et les gens du voyage, accusés de voler sans pouvoir se défendre ; les silencieux ; les opprimés, ceux de l'ombre. La patrouille des hiboux, leur totem. Qui marche dans les combles et ulule à la nuit. Les vecteurs en troisième, qui reçoivent n'importe quoi, émettent n'importe quoi, journalistes, opérateurs, la patrouille des guêpes, leur totem. Comme un vol, un essaim, issu du nid natal. Ceux qui n'émettent ni ne reçoivent, enfin, mais bégaient, contrepètent, font du bruit, cassent les véhicules, et symbolisent le pouvoir : les Dupondt, la patrouille des perroquets, leur totem. Tout ce beau monde roule dans l'escalier en série régulière. » (pp. 85-86)

« Bref, toute l'histoire de l'ethnologie ou de l'anthropologie suit ce même chemin, des colonies à l'antiracisme, celui, justement, qui va de Tintin au Congo à l'amitié du héros avec Tchang et Zorrino.
Si Hergé a droit au titre d'expert en sciences humaines, il le doit au parcours de tous les savants de ces disciplines qui, à la même époque, travaillaient sur ces mêmes sujets. Ce trajet fut le sien : mêmes sources troubles, même chemin somptueux, mêmes résultats sublimes. Le procès intenté à Tintin au Congo devrait alors se généraliser à Frazer, Durkheim, Lévy-Bruhl, Marcel Mauss... tous nos maîtres en humanité.
Je rêve parfois d'un retournement : qu'un groupe d'Amérindiens, d'Aborigènes australiens ou de bergers des Pyrénées viennent, en ces hauts lieux, étudier les mœurs et la sexualité des professeurs à Oxford, Harvard ou au Collège de France. Un tel retournement, une telle symétrie, Hergé les suggère à la dernière case de Tintin au Tibet, où le yéti, abominable homme des neiges, comme on sait, mais doué d'une bonté hospitalière transcendante, contemple, de sa solitude glacée, dos courbé pour que nul ne voie ses larmes, la caravane abominable dans les neiges, quitter ce haut pays, après lui avoir volé son nouvel ami. Quelle barbarie que la nôtre ! » (p. 138)

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