[Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format | Edmond Jabès]
Incipit :
« L’étranger te permet d’être toi-même, en faisant, de toi, un étranger. »
« La blessure est solidaire de la blessure, comme la main, de la main tendue. » (p. 28)
« L’étranger est, peut-être, cet homme sans identité établie, auquel nous réclamons avec insistance un nom. » (p. 50)
« L’étranger est l’être qui suscite, autour de lui, le plus de méfiance. L’incompréhension manifestée, à son égard, par les honorables citoyens du pays qui l’héberge, leur égoïsme, aux conséquences, parfois, tragiques, en font le porte-parole qualifié de la solidarité humaine », disait-il.
Et il ajoutait : « Celui à qui tu tardes à tendre la main paie, seul, le prix de ce retard.
« Celui à qui tu ne tends pas la main paie, seul, le prix de ce geste.
« Et ce prix, la plupart du temps, est exorbitant.
« Le prix d’une impardonnable faute de Dieu. »
Et le sage rappela que lorsque Dieu voulut ranger Son Livre, l’un de ses doigts resta prisonnier entre deux pages. Forcé de les rouvrir, pour dégager Sa main, Il lut la phrase sur laquelle Son index s’était attardé et la grava dans notre mémoire.
Et chacun de ses disciples s’en souvint : « Eternellement, tu écriras sur la douleur de qui a écrit et tu liras ta douleur dans celle du livre. » » (p. 57)
« Quelle image a, de l’autochtone, l’immigré ? Celle d’un patriote qui, soit lui reproche sa présence, soit, s’il est mû par la plus sincère des bonnes volontés, l’incite à lui ressembler afin qu’il soit pleinement intégré dans la collectivité qu’il représente.
Pour l’étranger, juif ou écrivain, mais cela vaut, également, pour tous les marginaux, créateurs, artistes, rêveurs – rêver n’est-ce pas se comporter en étranger ? – saltimbanques, somnambules, aventuriers, sages ou fous que la société, pour son salut, croit-elle, condamne en bloc, même si, pour donner le change, celle-ci loue ou fête quelques-uns d’entre eux, au nom de la pensée, de l’art ou de la science, elle est à la ressemblance de sa différence vécue en tant que positive différence, dans la séparation, volontaire ou redoutée, qui l’affermit.
L’immigré anxieux de ne plus être considéré comme un étranger sait-il que, son souhait exaucé, il cesse, aussitôt, d’être lui-même, n’étant, désormais, que la mauvaise copie d’un modèle suspect ? L’étranger est, peut-être, celui qui consent à payer, modeste ou exorbitant, le prix de son étrangeté. » (pp. 86-87)
« Lorsque j’évoquais, devant lui, la France dont il était devenu, par fidélité à sa culture et à sa langue, et par choix profond, l’un de ses citoyens, il se contentait de dire : « Mes premiers balbutiements étaient un hommage à la France, un hymne. Mes derniers balbutiements le seront aussi, sans doute. » Et il ajoutait, à voix plus basse : « J’ai donné, à la France, le meilleur de moi-même : mes livres. Et ces livres, hélas, lui sont, en partie, étrangers. Mais, dans cette partie qui lui échappe, il y a tout le désespoir de mon amour pour elle. »
Et il ajoutait : « Il y a, d’un côté, l’idée que, depuis deux siècles, nous nous faisons de la France et, de l’autre, il y a la France d’une minorité agissante de Français qui ne supportent pas cette idée. » À ceux-là, l’étranger dit : « Chaque jour vous élargissez le fossé dans lequel vous précipitez l’idée qui vous répugne. Apprenez qu’avec elle vous enterrez la France. » (p. 110)
« La langue dit la possibilité de la langue, comme chacune de nos pensées, chacun de nos gestes dit notre possibilité d’être ; mais, y a-t-il un au-delà du possible qui est encore possible ? C’est là où l’écrivain et le penseur se situent.
Notre relation à la langue à laquelle nous appartenons est notre contribution essentielle à l’éclosion d’un monde que l’idée, en le réinventant, façonne.
La langue est assoiffée d’absolu, toute tendue vers un devenir nouveau auquel elle doit sa survie.
Fonder une communauté de la langue, c’est fonder une patrie de l’esprit et du cœur, dans laquelle l’étranger a, d’office, sa place, la première ; car abattre nos barrières, c’est aller à sa rencontre. Son rapport à autrui passera, désormais, par la langue grâce à laquelle il découvrira, avec son étrangeté, le sens profond de son engagement. » (p. 122)
Excipit (presque) :
« … puis Dieu se tut. L’univers, aussitôt, éleva la voix.
Pour la première fois, l’étoile entendit l’étoile, et le soleil,
la terre ; la source entendit le fleuve, et la flamme, le feu.
L’homme entendit l’homme, et l’oiseau, la fourmi.
Le caillou entendit la poussière, et la racine, le fruit.
Pour la première fois, l’esprit brava l’abîme.
Et le livre fut.
Et Dieu, à Son tour, pour la première fois, Se lut dans les mots de l’homme.
À lui-même, étranger. »
Pour – mal – résumer : un poème en prose, ou plutôt une prose poétique, parsemée d’aphorismes, fondée sur le vécu de l’auteur (« Tout livre est un livre de bord », p. 145) mais souvent développée à la troisième personne, comme parole d’un sage, parfois aussi sous forme de dialogue. Elle gravite autour de trois centres : L’étranger, comme moyen de surgissement de « l’étrange-Je », Dieu comme négation ou comme absence, la pensée comme parole du livre donc comme possibilité d’existence de l’univers.
Pourquoi cet homme n’est-il pas aussi connu que Victor Hugo ?
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