[André Gorz - Vers la société libérée | Michel Contat (commentaire de)]
Cet ouvrage se compose d'un texte écrit, où Michel Contat résume très synthétiquement – en 60 p. environ – la pensée d'André Gorz, en en dégageant aussi des citations très incisives, et en ajoutant d'opportuns repères biographiques et bibliographiques, et d'un CD qui contient un entretien radiophonique de Marie-France Azar avec l'auteur, daté 1991, tiré des archives de l'Ina et divisé en 8 plages d'environ 10 minutes, chacune consacrée à une thématique particulière de sa pensée : la contestation, le rôle de l'intellectuel, la culture à l'heure de son jaugeage en termes de rentabilité, mais surtout la critique radicale du travail ainsi que la reconversion écologique sont les plus abondamment traitées.
J'ai lu le texte avant d'écouter le CD : je crois avoir fait là le bon choix. Mais les deux sont tellement complémentaires que l'on ne perdait sans doute pas beaucoup à faire l'inverse. Pour mon propre usage, et compte tenu de mes mécanismes personnels de concentration, j'ai réécouté l'entretien en en transcrivant de longues citations que je reproduis ici. Ce travail – peut-être moins long qu'une lecture intégrale – me donne à présent le sentiment d'avoir survolé assez exhaustivement une pensée riche et variée, et l'envie (déjà ancienne) de l'approfondir en est fortement accrue. Que demander de plus à un ouvrage sur un auteur ?
« Toute personne a commencé par être un enfant, ce qui veut dire que les critères de jugement, la structuration de sa personne qui va la caractériser dans son âge adulte lui a été imposée à une époque où elle ne pouvait pas se défendre contre elle. Et elle a vécu sa socialisation comme une violence et un arbitraire imposés. Il y a toujours une réserve d'insoumission, de rébellion, de contestation dans toute personne. Personne ne peut s'identifier avec son être social, totalement, et c'est cet écart entre le vécu personnel et l'image de soi-même que la culture et la société nous obligent d'assumer qui fait la créativité artistique, culturelle, philosophique d'une personne. Si cet écart ne se donne pas, n'a pas la possibilité de se donner les moyens de son expression, c'est-à-dire d'une contestation qui est la liberté même de se remanier et de se redonner une existence que l'on ne tient que de soi-même, alors évidemment vous tombez dans le conformisme et l'utilitarisme le plus plat, et vous n'avez que des individus qui sont à peu près pareils les uns aux autres : ce qui est l'idéal non dit, inavoué, non conscient, d'une société de consommation. »
« Si vous voulez permettre une qualité de vie meilleure, il faut changer non seulement de technique mais de paradigme ; c'est-à-dire qu'il faut réorienter le système économique de façon à maximiser la valeur d'usage des produits – donc leur longévité, leur qualité intrinsèque – au lieu de chercher à maximiser leur valeur d'échange, c'est-à-dire ce que ça rapporte à chaque entreprise ou à la croissance économique en général. Et vous ne pouvez pas imaginer une reconversion écologique, c'est-à-dire une restructuration de l'appareil de production en vue d'avoir non pas « plus et moins bien » mais « moins mais mieux » – consommer moins tout en vivant mieux – […] sans engager une politique globale au service d'un autre paradigme écologique, et pas seulement vous occuper de la préservation de l'environnement. Une politique écologique est nécessairement une politique anticapitaliste. »
« Chaque société devrait entourer chaque enfant des mêmes soins finis avec lesquels elle prépare aujourd'hui des sous-marins nucléaires ou des fusées. »
« Il n'y a plus assez, il n'y aura plus jamais assez de travail à plein temps, stable, à vie pour tout le monde. […] Les gens qui prétendent que, par je ne sais quelle croissance, on va rétablir le plein emploi à temps plein pour tout le monde rêvent ou mentent.
Donc quand le syndicalisme continue à faire de l'éthique du travail un impératif catégorique, en disant que plus on travaille, mieux on mérite de la patrie ou de la société, et […] qu'il faut s'identifier à son travail, il appelle cette minorité privilégiée de travailleurs employés de façon stable à s'identifier à un emploi qui est un bien rare, qui est un privilège. Il demande donc à la couche privilégiée de se poser en élite contre le reste de la population active – les intérimaires, les précaires, les femmes qui occupent majoritairement les temps partiels – et à revendiquer leurs privilèges comme un mérite. Ils font exactement le jeu du patronat.
Mais c'est surtout une façon habile de couper les classes salariées en plusieurs tronçons en disant à ceux qui sont les 'élus' : « vous êtes les méritants, vous êtes les gagneurs, bravo ! Les autres […] ne valent rien, ne méritaient pas mieux que le sort qu'ils ont. » Vous niez la solidarité. »
« La richesse d'une nation – c'est une réponse à Adam Smith – ne réside pas dans le volume des richesses produites mais dans le fait qu'au lieu de produire les richesses dont cette nation a besoin en 8 heures chaque jour, on en utilise seulement 4. Autrement dit, la mesure de la richesse, c'est le temps disponible – 'disposable time'. »
« La grande inégalité sociale aujourd'hui, c'est l'inégalité d'accès au travail intéressant, stable et bien rémunéré. Ce n'est pas une question de qualification ou de diplômes, parce que même si vous qualifiiez et diplômiez toute la population, il y aurait toujours environ 30-40% de la population pour laquelle il n'y aura pas de travail stable et bien rémunéré tant que l'on ne partagera pas le travail selon d'autres critères, en en réduisant la durée.
[…] Vous avez aujourd'hui une tendance à créer de l'emploi pour l'emploi […] : c'est une solution qui nécessairement mène à l'accroissement des inégalités. »
« Consommer plus et vivre mal ; ou vivre mal et gagner bien : c'est un peu notre civilisation. […] C'est-à-dire que notre civilisation, notre système économique fonctionne de façon à satisfaire des besoins réels ou imaginaires avec le plus grand flux possible de marchandises et de services. Un degré de satisfaction supérieur pourrait être obtenu avec une consommation moindre, un travail moindre, une dépense moindre en énergie et en matières premières, en pollution de l'environnement. […] Recréant sans cesse la rareté pour recréer l'inégalité, la hiérarchie, la société engendre plus de besoins insatisfaits qu'elle n'en comble, et le taux de croissance de la frustration excède largement celui de la production. […]
Je crois que beaucoup de gens se rendent compte de ça […] et que tout cela est aujourd'hui masqué, occulté par la pression qui les pousse à avoir un emploi à tout prix. On ne se pose plus la question de la finalité de l'emploi. »
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