Nous tous, et Rumiz, auteur de Trieste le premier, sommes entourés (peut-être un peu « soûlés ») par les célébrations du centenaire de la Première Guerre mondiale : en Europe, chacun le fait de son côté – Verdun et la Somme par ici, le Piave par là, les Dardanelles ailleurs... Mais il y a un front largement oublié : celui de l'Est, de cette région trans-carpatienne, aujourd'hui parcourue par la frontière entre la Pologne et l'Ukraine, où s'affrontèrent l'Empire austro-hongrois et l'Empire allemand contre la Russie, dès août 1914. Pourquoi oublié, par qui ? Par l'Allemagne, trop occupée à son mea culpa de la Seconde guerre pour se rappeler de Tannenberg, par la Russie (notamment soviétique) qui a passé des bulldozers sur ses propres cimetières militaires pré-révolutionnaires, par l'Autriche, sortie lilliputienne justement de l'affrontement avec la plus grosse armée du monde, et bien que celle-ci se soit retirée en 1917... et aussi par l'Italie. L'Italie est entrée en guerre contre la Triple-Alliance en 1915, mais les Italiens de Trieste, de Trente, de Vénétie-Julienne et d'Istrie, plus de cent mille hommes au total, sujets du Kaiser-König, avaient été envoyés sur ce front en 1914 – et 600 seulement, à l'instar de Scipio Slataper, avaient déserté pour se joindre aux troupes du Royaume tricolore. Parmi les autres, dont la plupart ne sont pas revenus, le grand-père maternel de Rumiz. Et il ne fait pas bon rappeler ces Italiens de loyauté douteuse, « Italiens à l'uniforme erroné », maltraités, humiliés, ridiculisés, envoyés au casse-pipe par la hiérarchie militaire magyare pendant le conflit, de même que les Croates, Slovènes, Bosniaques, etc., et priés de se faire oublier par le Royaume d'Italie, une fois la guerre terminée, lequel refusa même de recevoir de Vienne la liste des décédés au combat.
Depuis son sol karstique natal, depuis Redipuglia et autres hauts lieux des célébrations, Rumiz entend les voix des compagnons d'infortune de son grand-père, qui l'engagent à partir en voyage sur ce front oublié, pour leur rendre justice et mémoire. Un voyage, c'est ce que Rumiz sait faire ; en train, et à l'écoute des voix des tombés au champ d'honneur. Il en résultera trois déplacements : par Vienne jusqu'à Przemyśl, par Budapest jusqu'à Lvov-Lemberg, par Sarajevo jusqu'à Belgrade – toujours accompagné par quelques guides-historiens-connaisseurs, toujours attentif au milieu traversé, aux rencontres, à la bonne chair et bonnes boissons locales, et surtout alerte à dresser des passerelles avec l'actualité...
Je saute aux conclusions : l'historiographie (ici surtout italienne relative au Risorgimento, au nationalisme de l'Unité nationale) est souvent grossièrement mensongère ; il existe partout dans ces pays traversés une nostalgie d'empire, notamment nostalgie austro-hongroise, qui est souvent (mal) identifiée à l'Union Européenne ; la Guerre de 14, pulsion suicidaire de l'Europe, entièrement évitable, probablement inutile, aurait pu créer un esprit européen, unir les fronts dans la conscience d'une identité et d'un abus uniques, mais elle ne l'a pas fait ; la Guerre de 39-45 présente une continuité absolue avec celle de 14-18, et pas principalement par l'esprit revanchard d'un Hitler contre la France, mais surtout compte tenu du Front Est, justement, en particulier de l'impossibilité pour l'URSS de supporter le traité de Brest-Litovsk, laquelle se révèle dès février 1919 par la guerre soviéto-polonaise ; surtout, et c'est ma découverte la plus intéressante, la Grande Guerre a été une secousse sismique sur la faille de laquelle, très exactement, continuent d'éclater la plupart des conflits d'aujourd'hui : de ceux de l'ex-Yougoslavie (1991 et depuis), en passant par le Moyen-Orient (bien évidemment), mais aussi celui dont Rumiz est le témoin direct et instantané, les événements ukrainiens de 2014 (révoltes anti-Ianoukovitch sur la Place de Maïdan). L'Union Européenne semble ne rien vouloir comprendre, lorsqu'elle tisse des théorèmes géopolitiques compliqués, lorsqu'elle ferme un œil ou les deux sur la corruption du pouvoir dans ces nouveaux États post-communistes, sur laquelle on transige pour faciliter les affaires. Lorsque les peuples concernés s'alertent, l'on acquiesce à, voire l'on promeut l'usage du faux levier de l'ethnicisation, selon une recette qui a fait ses preuves en Yougoslavie...
Sous le prétexte de cette rhétorique mensongère et criminelle du retour des identités, il y a moins d'Europe aujourd'hui qu'en 1914, et même qu'en 1918. Il suffit, pour cela, de mesurer les difficultés de Rumiz à se déplacer en train depuis Trieste. Cette UE qui déçoit, qui est la seule à ne pas acheminer d'aide humanitaire à la Serbie lors des inondations de juin 2014, provoque ou entretient une nostalgie d'empire qui, si elle est notoire à Trieste, est délétère lorsqu'elle se traduit en délitement du sens du collectif et de la citoyenneté : à Barcelone autant qu'en Belgique ou en Italie du Nord ou au Royaume-Uni, il ne s'agit pas que d'une soudaine arriération mentale des Hongrois, des Polonais, des Ukrainiens, ou de ces retors de Balkaniques ! Et de conclure que les hommes dans les tranchés, eux, au moins, savaient rire...
Ce livre est une tentative de dialogue avec les morts. Il est compréhensible que le dialogue soit moins factuel et plus proche d'un monologue que dans d'autres ouvrages de l'auteur ; le lecteur le paye par beaucoup, beaucoup de redites, par un style « rumizien » poussé plus loin que jamais dans la prose poétique – les hendécasyllabes sont presque constants, pas seulement dans le titre de l'ouvrage et de nombreux de ses chapitres, ils sont assumés par la typographie, surtout en début des phrases « restituées » aux morts : l'auteur en a « plein la bouche », car la poésie, c'est notoire, est le moyen de communiquer avec les trépassés... Les descriptions géographiques rendent l'ouvrage décidément un journal de route et non un essai d'Histoire ; pourtant l'auteur a la tentation de n'exprimer ses pensées propres que sur elle et sur la politique actuelle... Une certaine familiarité avec l'historiographie italienne ainsi que la capacité avérée à lire le dialecte de Trieste, qui est très abondamment utilisé, sont des prérequis pour affronter cette lecture.
Cit.
« E poi c'era mia nonna. In quanto triestina, non prendeva mai sul serio le cose del mondo. Aveva della Storia una visione farsesca, alla soldato Švejk. Cercava il comico. Del resto, il suo uomo era passato in leggerezza dal grigio-azzurro della divisa austroungarica al nero della camicia fascista, e probabilmente aveva partecipato alle sfilate avanguardiste con lo stesso senso dell'assurdo con cui aveva marciato contro i russi. » (p. 27)
« Come sarebbe più semplice vivere in un mondo che conferma i pregiudizi. Un mondo fatto di francesi supponenti, italiani corrotti, polacchi antisemiti, tedeschi filonazisti, serbi violenti eccetera. Ma il mondo è complesso, ti smentisce regolarmente, e c'è chi non lo tollera. Così c'è sempre qualcuno che vuole banalizzarti perché non regge la tua complessità. Qualcuno che ha bisogno di un nemico per esistere. Ed ecco quell'accusa "etnica" [...] » (p. 52)
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