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[Double nationalité | Nina Yargekov]
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apo



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Posté: Dim 07 Mai 2017 9:21
MessageSujet du message: [Double nationalité | Nina Yargekov]
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Une jeune femme amnésique se réveille à l'aéroport de Roissy avec, dans son sac à main, deux passeports et deux trousseaux de clefs et guère davantage. Par contre, dans sa besace cognitive, elle retrouve aussi deux langues bien maîtrisées et l'aptitude à mener sa quête (double-)identitaire sur un plan éminemment dialectique, observée par un narrateur à la deuxième personne du pluriel – ce qui place instantanément le récit sous l’égide ou dans la filiation du grand roman de Butor, La Modification. Clin d’œil adressé au lecteur ? Distanciation entre l'auteure et la protagoniste ? Dans l'un ou l'autre cas, il n'empêche pas le narrateur de renoncer à une posture surplombante, pour se faire le simple rapporteur d'un flux de conscience au cheminement non-linéaire, contradictoire même, où les synthèses sont rares et la progression parfois lente, hésitante, quaternaire, parfaitement structurée. Le côté enquête d'amnésique, tel qu'on le connaît chez Modiano, est relativement moins important dans ce roman de taille pourtant considérable qu'une série de réflexions extrêmement pertinentes sur la condition du binational, du descendant d'immigrés, sur le nationalisme dans deux pays de cette Europe contemporaine héritière de la géopolitique bipolaire et confrontée à la Grande migration, mais aussi sur le bilinguisme, ainsi que sur la profession de traducteur-interprète. Les adeptes de l'enquête peuvent être déçus par la relative rareté des rebondissements mais aussi par une étonnante pénurie de descriptions matérielles – des lieux parcourus dans les deux villes (hormis deux plaques commémoratives), des objets présents dans les deux appartements, des fichiers des deux ordinateurs et même des archives familiales placées sous le lit ; même de sa propre image, Rkvaa (qui à l'évidence ignore l'invention ancienne du miroir...) ne retiendra que le traumatisme de ses grands pieds !
Mais regardons plutôt ce qui est là. Une double structure quaternaire. Non pas deux pays mais quatre : la France et la Lutringie la Yazidie et la Hongrie ; ce ne sont pas les doubles imaginaires des pays réels, mais l'expression de la différence entre ces pays vus d'ici et vus de là-bas. Ontologisation de la perception selon la position de l'observateur dans l'analyse géopolitique. Très perspicace. Quadruple posture identitaire : d'ici, puis de là-bas, puis des deux, puis de ni ni, avec plein de retours en arrière. Très juste. Quel est le point de rupture dans l'adhésion à la communauté nationale ? Ce poison qui (vous) unit à faible dosage et (vous) rejette à forte dose (voire qui vous tue) : le nationalisme. Quatre formes d'icelui et deux épisodes de franchissement du seuil, dans ces deux lieux. Très bien vu. C'est joli aussi qu'il en prenne pour son grade, le nationalisme, dans toutes ses déclinaisons.
Et d'autres choses également, au hasard de celles qui m'ont donné le plus de matière à réfléchir, ou à m'identifier. La dialectique du flux de conscience a besoin de dialogue. Pour plusieurs raisons – choix narratifs – celui avec les personnages secondaires humains est frustrant. Avant que le cahier hongrois où sont enregistrés les pensées (en quelle(s) langue(s) ?) ne soit le plus fertile, il faut Petite Taupe. Objet transitionnel, fétiche de re-conjonction à l'enfance. Une très belle trouvaille. L'on souffre de sa disparition prématurée, brutale, en cela assez symétrique avec celle du cahier. Laquelle est fonctionnelle à une chute vraiment bien menée.
Problématique du bilinguisme vs diglossie. Impossible décision entre les deux types idéaux. Incessante réversibilité des compétences absolue et relative dans la condition de polyglossie. Impossibilité de la spontanéité de l'acte de langage chez le plurilingue, qui se différencie en cela du monolingue, et en même temps aspiration identitaire du premier à « ressembler » au second pour se faire accepter de lui... L'angoisse de l'accent...
Problématique de la mémoire comme condition de l'identité, mémoire comme permanence, identité dans ses rapports à l'identique et au changeant, avec des références très prononcées à Paul Ricoeur et une qui m'a semblé absente : au fameux séminaire sur l'identité de Claude Lévi-Strauss. [Mais à moi aussi, dans un contexte plus grave, il avait été reproché d'avoir fait l'impasse sur cette référence.]
Enfin, je voudrais faire quelques considérations d'ordre stylistique. Sans verser dans un expérimentalisme per se, le plume toujours attentive et professionnellement perfectionniste de la traductrice est très évidente. J'en veux pour preuve le détail suivant : pour la première fois, à ma connaissance, la faute de français (erreur de grammaire) est utilisée en littérature comme morphème signifiant : c'est à la p. 21, où il est question de dysorthographie de la ville d'Iassag, qu'apparaissent les deux seules fautes sur 685 pages : « s'écrive » - subjonctif au lieu d'un indicatif, dans la phrase même ; et « les mêmes raisons qui vous ont conduites » - faute d'accord, deux phrases plus bas. C'est subtil. Il y a aussi des fausses lourdeurs syntaxiques çà et là, mais dont la signification est tout à fait évidente.
En outre, j'ai beaucoup aimé la foison des métaphores mathématiques ; j'ai adoré l'actualisation des jurons à la Capitaine Haddock, avec une préférence pour « espèce de salicorne des marais putrides » (p. 650) ; j'ai goûté à la présence constante d'un humour de type hyperbole absurde, notamment sur les ambitions nuptiales de l'héroïne (qui au demeurant pâtit d'une vie sentimentale et sexuelle assez lamentable) ; j'ai apprécié un usage minimaliste de la virgule (que j'ai interprété comme une réaction aux abus de ponctuation post-L.F. Céline), ainsi que l'astuce de la plus petite police pour suggérer le susurrement intérieur...

Comment mesurer la jubilation que m'a provoquée cette lecture alors que le temps seul dira le degré d'influence qu'elle aura eue ? En me ruant sur les deux autres œuvres de l'auteure ? En multipliant les citations que j'aurais envie de transcrire ? En comptant (les doigts d'une main me suffisent) les romans que j'ai qualifiés uniquement d'intelligents ? En tentant un classement hiérarchique : top combien de l'année ? sur cinq ans ? sur dix ? sur cent livres ? sur mille livres (si j'en suis déjà à ce nombre-là) ? sur combien d'années lectorales restantes eu égard à mon espérance de vie et de vue ? À relire tout de suite ? une fois encore à l'avenir ? plusieurs fois ? autant de fois que les quelques trucs que j'ai moi-même commis ?

Cit.

« […] mais précisément parce que vous n'êtes pas attentive au fond de son propos, vous êtes progressivement happée par les inflexions de sa voix, par ses silences, par ses scansions et par ses rythmes, qui charrient comme, c'est dans le ventre c'est dans la poitrine c'est dans le cœur, qui charrient comme, c'est l'exil c'est le retranchement c'est la brûlure, est-ce vraiment ce que vous y entendez, c'est la mésaventure de n'être pas soi de n'être pas l'autre soi de n'être qu'un seul soi d'avoir perdu arraché l'autre voie présent non advenu version pliée de l'histoire c'est le renoncement, et dans les modulations de cette prosodie vous décelez également comme une complicité naissante entre vous, comprenant ou croyant comprendre, vous ne pouvez jurer de rien dans votre état, qu'il ne lui déplairait pas de rencontrer chez vous un écho approbatif, la marque d'une communauté de destin, qu'il lui agréerait que vous lui signifiiez que oui, vous faites comme lui partie du groupe des immigrés qui viennent d'un pays tout pourri comparé à la France.
[…] Ce que vous partagez présentement avec le chauffeur de taxi, cette appartenance au Nous des gens de peu d'importance, des perdants, des minables, des désargentés, des mal sapés, des arriérés en jogging, des restés sur le quai, cette connivence des ploucs de la planète, des laissés-pour-compte, des sans voix, des sans poids, des qu'on oublie de prévenir, des qu'on n'écoute pas, des vaincus perpétuels, jamais vous ne le partagerez avec votre mari. […] La hiérarchie géopolitique ronge votre communication de couple, vous êtes mariée mais profondément seule. » (pp. 28-29)

« Une naissance en France est toujours un accident. C'est juste que vos parents étrangers rendent plus visible le caractère non nécessaire de la vôtre. Tous les Français de naissance sont des privilégiés. Pas uniquement vous. Pas uniquement les enfants d'immigrés. Pourquoi ne vous a-t-on pas prévenue ? Pourquoi n'est-ce pas inscrit sur votre passeport ? Les autres Français sont-ils au courant ? Chacun le sait mais personne ne s'en rappelle, voilà qui est étrange, mais c'est, mais c'est, mais c'est. Mille milliards de monocytes. C'est un privilège drapé dans une cape invisible ! […] La France est super-maligne, elle a tout prévu. Si elle est une terre d'accueil, c'est aussi parce qu'elle a besoin des immigrés et de leurs enfants sur un plan philosophique. Craignant que certains Français, par exemple des Français qui seraient très pressés et qui auraient beaucoup de soucis, ne prennent pas toujours le temps de bien réfléchir, de bien distinguer les pays et les gens, et que partant de là ces certains Français vraiment tête en l'air se mettent à croire que lorsqu'un État est inférieur à la France, ses habitants pourraient ne pas être des humains absolument égaux aux Français, ce qui serait rudement idiot mais parfois quand on vient de perdre son travail ou qu'on est en plein divorce, on fait des raccourcis de ce type, elle a décidé de prendre les devants en invitant chez elle des étrangers de basse extraction. Parce qu'elle sait qu'eux n'oublient pas. Quand on est d'origine pourrie on n'oublie jamais. Jamais. Grâce à eux, grâce à vous puisque via vos parents vous en êtes aussi, toujours en France on se souviendra du fait que personne n'a de mérite à être né où que ce soit. » (pp. 140-141)

« Vous fermez les yeux.
Très fort : paupières serrées, crispées.
Bientôt ils seront triés.
Réfugiés, migrants économiques.
Bientôt ils seront triés.
Gentils persécutés, vilains parasites.
Bientôt ils seront triés.
Tendres agneaux, sangsues dégueulasses.
Il y aura des erreurs : certains qui réellement étaient dans une situation d'urgence n'obtiendront pas l'asile. Il y aura des rejets juridiquement corrects : à ceux qui ne correspondent pas aux critères, on dira de retourner vivre leur existence pourrie dans leur pays pourri. Tous ces refusés, la plupart de ces refusés, ont beaucoup risqué pour venir en Europe. Ils n'avaient pas de Lada, ils n'avaient pas de visa de trente jours pour l'Ouest. Ils ne se sont pas contentés de partir en vacances et d'oublier de rentrer. Ils vous regardent, ils vous demandent : et pourquoi pas nous, et pourquoi pas nous ? Vous n'avez rien à leur répondre, parce que rien ne justifie que vos parents, qui n'étaient pas persécutés, qui ne mourraient pas de faim, aient obtenu le droit de vivre à l'Ouest tandis qu'aujourd'hui ce même Ouest rejettera des personnes ayant un dossier identique. » (pp. 607-608)

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