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[Les douze chaises | Ilf (Ilya) et Petrov (Yevguéni)]
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apo



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Posté: Ven 28 Avr 2017 0:10
MessageSujet du message: [Les douze chaises | Ilf (Ilya) et Petrov (Yevguéni)]
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Best-seller des années 30, ce roman satirique picaresque qui peut paraître un pastiche de polar, ou bien une vraie chasse au trésor, a vu le jour dans ce moment béni de la littérature soviétique où, à l'instar de Boulgakov, l'on se croyait encore tout permis... Son écriture à quatre mains par deux jeunes journalistes d'Odessa décédés très précocement en 1937 et 1942, scella une alliance littéraire qui produisit notamment un second roman (Le Veau d'or) avec le même personnage principal : Ostap Bender « fils de sujet turc », un escroc aux ressources étonnantes ; ainsi qu'un roman-reportage sur l'Amérique et un nombre considérable de nouvelles et de récits humoristiques et satiriques.
Dans ce premier roman, Hippolyte Matvieïévitch Vorobianinov, un vieux noble déchu, plutôt poltron et dépourvu d'imagination et de capacité d'adaptation, s'associe rapidement avec le sympathique écornifleur, à la poursuite d'une chaise parmi les douze que comptait son salon avant réquisition révolutionnaire de sa demeure et dispersion de son mobilier, à l'intérieur de laquelle son acariâtre belle-mère avait occulté tous ses diamants et autres bijoux. Confession lui en est faite, à lui et à un pope menteur et vénal, à l'article de la mort de l'aïeule ; et les trois se livreront à un périple rocambolesque aux quatre coins du Pays des Soviets.
Hormis les avatars épiques de la poursuite, et après un aparté sur le passé pré-révolutionnaire de Vorobianinov, l'on découvre un pays chaotique, où règne le système D et l'arnaque généralisée, où la nouvelle culture édictée par un pouvoir encore imparfaitement établi coexiste avec des réminiscences de l'ancien régime qui ont l'aspect de reliques ridicules, socialement veules et moralement corrompues, à l'instar du noblaillon et de l'ecclésiastique cupide.
Tout cela est représenté dans un style impeccablement satirique, dont l'humour se manifeste par l'hyperbole et l'absurdité des situations. Si l'ironie nous échappe en grande partie, malgré la pléthore des notes de bas de page d'Alain Préchac, traducteur-biographe des auteurs, relatives notamment aux références littéraires, musicales et de la vie quotidienne, qui devaient être totalement transparentes pour un lecteur russe même quelques décennies après la parution, ironie qui a sans doute contribué grandement au succès fulgurant de l'ouvrage, ce qu'il nous reste aujourd'hui, c'est en revanche l'humour lié aux situations, à la trame, et surtout la satire politique et sociale.
Dans la préface, Alain Préchac s'évertue à répéter que ce roman est apolitique : cette caractéristique ne se retrouverait même que dans cette œuvre. Je ne comprends pas du tout ce déni. Ce n'est pas la chute qui me fera penser que les auteurs ont renoncé, de la première à la dernière page, à exercer par la satire une critique sociale et politique acérée, que je retrouve notamment dans la dérision dont ils accablent les milieux qu'ils connaissaient sans doute le mieux : le journalisme et le théâtre. Cela ne veut pas dire qu'ils n'aient pas éventuellement adhéré à la Révolution d'Octobre et au gouvernement soviétique ; mais tout ce qu'ils voyaient et décrivaient en 1927, ils n'hésitaient pas à le ridiculiser à souhait. Dans la bonne humeur, mais sans doute dans un sain espoir d'amélioration et de progrès.
Les citations que j'ai choisies voudraient aussi refléter, outre la satire, la mise en profondeur des personnages ; en particulier une tentative de compréhension de l'ancien régime représenté par Vorobianinov qui, sans être un héros positif, est loin d'être caricaturé de façon manichéenne.

Cit. :

« Autrefois, lorsqu'il traversait la ville en calèche, il ne manquait pas de rencontrer des connaissances, des visages connus. À présent, il avait déjà longé quatre pâtés de maisons […] sans en rencontrer un seul. Ses amis d'autrefois avaient disparu, ou peut-être avaient-ils vieilli au point de devenir méconnaissables. Peut-être encore portaient-ils d'autres vêtements, d'autres chapeaux, ou leur démarche n'était-elle plus la même. Quoi qu'il en fût, ils n'étaient plus là... » (p. 91-92)

« À Moscou, on adore verrouiller les portes.
Des milliers d'entrées principales sont condamnées de l'intérieur au moyen de planches et des centaines de milliers de citoyens réduits à se glisser à tâtons vers leurs appartements par l'entrée de service.
[…]
Mais il arrive qu'il n'y ait pas moyen d'apposer une porte, pas de support où accrocher des gonds. On recourt alors à des portes masquées, camouflées sous les apparences les plus diverses :
1. Barrières ;
2. Chevaux de frise ;
3. Bancs renversés ;
4. Inscriptions prohibitives ;
5. Cordes.

[…]
On pourrait écrire tout un livre sur les inscriptions prohibitives, mais cela n'entre pas dans le projet des auteurs. Disons simplement que ces inscriptions sont de deux sortes : les directes et les indirectes. Les premières comprennent par exemple :
ENTREE INTERDITE
INTERDIT AUX PERSONNES ETRANGERES AU SERVICE
PAS DE PASSAGE
[…]
Les inscriptions indirectes sont les plus meurtrières. Elles n'interdisent pas formellement l'entrée, mais il faut être un vrai casse-cou pour risquer d'user de son droit. Les voici, ces honteuses inscriptions :
PRIERE DE SE FAIRE ANNONCER
ON NE REÇOIT PAS
TA VISITE DERANGE UN HOMME OCCUPE
MENAGE LE TEMPS D'AUTRUI ! » (pp. 263-265)

« Les compagnons ramèrent vers la chaise. Elle se balançait sur l'eau, tournait, s'enfonçait, surnageait de nouveau et s'éloignait de la barque. L'eau passait librement à travers son ventre ouvert. C'était la chaise autopsiée sur le Scriabine et qui se dirigeait maintenant tranquillement vers la Caspienne.
- Salut, amie ! s'écria Ostap. Il y a longtemps que nous ne nous étions pas vus ! Vous savez, Vorobianinov, cette chaise me fait penser à notre vie. Comme elle, le courant nous entraîne. On nous jette à l'eau, nous surnageons, quoique, à ce qu'il semble, personne ne s'en réjouisse outre mesure. Personne ne nous aime, excepté la P.J., qui d'ailleurs ne nous aime pas non plus. Personne ne se soucie de nous. » (p. 342)

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