Les récits bibliques de la création de la femme, on le sait, sont assez resplendissants de misogynie. Que ce soit Lilith (mais l'ami Laudateur me répondra peut-être que ce n'est pas un récit biblique...?), créée de sédiments et de saleté, ou Ève, de la côte ou du côté d'Adam, mais en tout cas sous-produit d'icelui et responsable du péché originel, ça donne presque envie de prendre le Coran pour un manifeste féministe...
Si, comme le soutient Germaine Tillion, l'oppression et l'exploitation de la femme sont communes à toutes les civilisations méditerranéennes (entre autres) et encodées dans les religions qui en émanent, qu'en est-il du paganisme et en particulier de la mythologie grecque ?
C'est ce à quoi répond très brièvement Jean-Paul Vernant dans ce livre qui contient la transcription d'une conférence basée sur le texte d'Hésiode. Bon, ma synthèse, en deux mots, c'est que c'était à la fois encore pire comme misogynie et, si je puis me permettre le blasphème, sacrément plus intelligent que le récit biblique - jugement émis à l'aune de la subtilité de la pensée métaphorique et de la complexité du système philosophique que le mythe renferme.
En bref, pour les Grecs aussi à l'Origine il n'y a pas de femmes, à savoir que les
anthropoï sont tous des
andres. Accessoirement, il n'y a ni mort ni naissance, ni souffrance ni travail, et hommes et dieux passent leur éternité à banqueter ensemble.
Puis le drame dont la femme sera l’aboutissement se déroule en trois actes (ou bien quatre avec un flash-back) que je ne résumerai pas, le petit livre étant très agréable à lire en quelques heures seulement. Il suffira de rappeler que la première femme est Pandora, celle de la fameuse jarre d’où sortiront tous les maux invisibles et inaudibles ; que sa création (confection et animation) est le résultat non d’une mais de deux punitions (pas vraiment des malédictions mais des réactions logiques, proportionnelles et symétriques à la Ruse prométhéenne et très humaine en fait) : ce sera le don par tous les dieux d’un «
kalon kakon » « malheur resplendissant » que les hommes chériront ; que sa fonction sera la
charis – la séduction par l’artifice – et qu’elle sera dotée de la force et de la voix de l’homme, « du tempérament de la chienne, d’un esprit de menteur et de voleur » [sic !] ; qu’elle aura la voracité de la reine de la ruche (appétit alimentaire et sexuel) qui consumera l’homme à petit feu. Bon, ça c’est pour la misogynie, dites toujours si vous en voulez plus : il y a de la réserve…
Pour l’intelligence, ça se corse. On découvre la valeur métaphorique de Prométhée (celui qui anticipe) et de son frère Épiméthée (celui qui comprend après-coup) : la condition humaine participe de ces deux côtés. Il y a la métaphore de l’occultation (non de la suppression ni de la proscription, mais l’occultation par la ruse) de
Bios (vie et aussi céréales) et
Pyr (le feu), qui distancient l’homme de l’animal et justifient le travail et le cycle mort-vie (ontologiquement dans cet ordre-là…) tout en définissant aussi l’étendue de l’animalité humaine dans les domaines de l’alimentation et de la sexualité. On apprend l’origine du sacrifice rituel, seule nourriture carnée chez les Grecs, séparant elle aussi l’humain de l’animal et donnant une explication de l’immortalité. On lit la description horrifiée des calamités qui sortent de la jarre, mais aussi de ce qui n’a pas le temps d’en sortir, et qui qualifie surtout l’être humain : l
'Elpsis, espoir ou crainte, attente face à un événement qu’on prévoit sans en être sûr. Enfin et surtout, par Pandora qui est elle même
techné (bien que non humaine) tout en étant beauté qui occulte les maux, on retrouve la problématique essentielle de la philosophie grecque : le hiatus entre apparence et réalité, entre fiction et vérité. Bon j'en ai sans doute perdu quelques unes, mais je ne suis pas philosophe non plus !
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