Au cœur des ténèbres est une longue nouvelle parue initialement dans une revue en 1899, puis dans un recueil de trois récits en 1902 (Youth).
Marlow, un jeune officier de la marine marchande britannique, est embauché par une compagnie belge en vue d’accomplir une mission très précise : ramener Kurtz, un agent de premier ordre en charge d’un comptoir en plein pays de l’ivoire, en remontant le cours d'un fleuve au cœur de l'Afrique noire.
Tout le monde parle de Kurtz en termes très élogieux : personne remarquable, orateur né, homme d’une extrême intelligence qui ira loin dans l’administration, agent de premier ordre puisqu’il représente le plus efficace collecteur d’ivoire du pays. Mais dont nous sommes sans nouvelles depuis des mois, ayant mystérieusement fait demi-tour pour retourner au comptoir qu’il avait initialement quitté pour rejoindre le siège central.
Pourquoi ce revirement de dernière minute ? Pourquoi n’avons-nous plus aucunes nouvelles de sa part? Son absence inquiète : il n’y a plus de collectes d’ivoires qui parviennent de son comptoir, son poste serait en péril et certaines rumeurs laissent entendre que Kurtz serait très malade.
Le capitaine Marlow doit auparavant rafistoler son vieux rafiot pendant des mois avant de pouvoir quitter le poste central avec une caravane de soixante hommes pour une marche de deux cents milles afin de rejoindre Kurtz. Sa mission étant de rétablir les liens commerciaux avec le directeur du comptoir ou, à défaut, le ramener parmi les siens s’il le retrouve effectivement aussi affaibli que le disent les rumeurs.
Cet éloignement progressif de la civilisation prend l’allure d’un véritable périple lorsque Marlow découvre la nature sauvage et les aspects les plus primitifs de l’homme de la brousse le long du fleuve Congo. Véritable progression au cœur des ténèbres, Marlow a le sentiment de revenir aux temps préhistoriques :
Citation:
« Remonter ce fleuve, c’était comme voyager en arrière vers les premiers commencements du monde, quand la végétation couvrait follement la terre et que les grands arbres étaient rois. Un cours d’eau, un grand silence, une forêt impénétrable. L’air était chaud, épais, lourd, languide. Il n’y avait pas de joie dans l’éclat du soleil. »
La personnalité de Kurtz obsède Marlow : comment un homme aussi intelligent peut-il vivre au cœur des ténèbres sans se laisser aller aux pires dérives qui soient ? Ces ténèbres qui rendent fous, ces ténèbres qui remontent ce qu’il y a de plus primitif chez l’homme, ces ténèbres qui déshumanisent ?
Marlow aura sa réponse lorsqu’il rejoindra Kurtz après des journées de navigation où la mort ne sera pas absente suite au danger auquel sa compagnie sera exposée avant de rejoindre le comptoir : cet homme si intelligent n’est qu’une âme folle qui s’est laissée corrompre par les forces du mal.
Citation:
« J’essayais de briser le charme – le charme lourd, silencieux de la brousse, - qui semblait l’attirer contre son impitoyable poitrine en éveillant les instincts oubliés de la brute, le souvenir de passions monstrueuses à satisfaire. Cela seul, j’en étais sûr, l’avait attiré jusqu’au fond de la forêt, jusqu’à la brousse, vers l’éclat des feux, la pulsation des tamtams, le bourdonnement d’étranges incantations. Cela seul avait séduit son âme maudite hors des limites des aspirations permises. »
Véritablement fasciné par Kurtz, pour qui il ressent un mélange de désir et de haine, d’attraction et de répulsion, Marlow ne peut s’empêcher de voir en lui une « bouche vorace » qui dévore « toute la terre avec toute son humanité» . Kurtz a « le visage horrifique d’une vérité entraperçue ». Il a franchi la limite, le dernier pas avant d’atteindre le seuil de l’invisible.
Conrad nous invite à un voyage envoûtant en homme digne de son époque ! Ecrit à la fin du XIX siècle, Conrad partage avec les hommes de son siècle leurs questionnements et leurs angoisses : dans cette société victorienne puritaine corsetée à l’extrême, les névroses se font la part belle ! Si ce siècle voit l’apparition de la psychanalyse, elle voit également l’apparition de la peur suscitée par l’inconscient : l’homme prend le visage de la terreur lorsqu’il se trouve confronté à ses propres abîmes. Deux images de la femme prédominent : la femme tentatrice et castratrice, incompréhensible, pleine de secrets, étrangère et en cela hostile et la femme idéalisée, asexuée ou androgyne. Ces figures féminines se retrouvent exposées dans tous les arts majeurs de l’époque : peinture, poésie, littérature…
Impossible pour moi de ne pas lire entre les lignes, de ne pas saisir à quelle libido tourmentée Conrad expose Marlow en le confrontant aux ténèbres de la brousse :
Citation:
« […]le scintillement de la longueur du fleuve entre les sombres courbes, battement de tam-tam, régulier et sourd comme un battement de cœur – le cœur des ténèbres victorieuses. C’était un moment de triomphe pour la brousse, une invasion, une ruée vengeresse que, me semblait-il, j’aurais à contenir seul pour le salut d’une autre âme. »
La femme pure et asexuée étant représentée par la « promise » de Kurtz, qui telle un ange descendu du ciel, paraît d’une innocence surnaturelle totalement en contraste avec le reste du récit.
Pour conclure ce billet, Au cœur des ténèbres est une œuvre très riche en interprétations diverses que je ne peux que vous conseiller !
Le personnalité envoûtante de Kurtz, le coupeur de têtes, deviendra un personnage à part entière que nous retrouverons mis en scène dans d’autres romans par d’autres auteurs, dont « Le chasseur de têtes » de Timothy Findley.
Le film Apocalypse Now de Coppola est également une adaptation, transposée dans le contexte de la guerre du Vietnam.
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