La veille de l'Anschluß, Franz Huchel quitte une adolescence insouciante, sa maman, et les rives de son lac montagneux en Haute-Autriche, pour une Vienne malodorante, chaotique et atteinte de la folie gangreneuse du national-socialisme ; il y devient apprenti dans le bureau de tabac du beau titre français. Son initiation précipitée sera à la fois politique, grâce au buraliste mutilé de guerre Otto Tresniek qui l'introduit à la lecture de la presse, amoureuse, par ses rencontres sporadiques et bouleversantes avec Anezka, jeune et pauvre immigrée de Bohême attachée surtout à sa liberté, réflexive enfin, grâce à quelques entretiens dérobés au vieillard Sigmund Freud, qu'il soudoie avec quelques précieux cigares Hoyo « cultivés sur les rives ensoleillées du fleuve San Juan y Martinez et roulés par de délicates mains de femmes ». Ces trois artisans de son initiation, dont sont témoins éloignés la maman, par leur échange épistolaire et, plus indirectement, à partir d'un certain moment, les chalands du tabac, qui peuvent lire les rêves nocturnes de Franz en quelques mots affichés à la vitrine, ces trois personnages secondaires donc, disparaissent l'un après l'autre, ce qui anticipe logiquement la disparition de Franz lui-même sous les griffes de la Gestapo.
Je compare cette fiction sur la contamination nazie vue par un narrateur appartenant à la classe populaire avec l’œuvre de Hans Fallada, auteur classique que j'aime beaucoup. J'ai sans doute tort, à cause du décalage historique des écritures. Il semblerait en effet qu'après autant d'études et de pages littéraires sur cette époque, l'auteur contemporain, dans sa recherche d'originalité – ou au moins de légitimation à écrire quelque chose de nouveau – déçoive fatalement, surtout le lecteur en quête de réalisme. Robert Seethaler, cependant, assume totalement ce risque, en se livrant à un style qui possède du conte la légèreté et les ellipses. En ce qui me concerne, ce n'est pas tant les dialogues du héros avec Freud qui me paraissent peu crédibles – au contraire, leur caractère fabuleux, je dirais voltairien, nous offre, à mon goût, les pages les plus belles du livre – que son comportement vite héroïque, son passage à l'acte précoce, moteur de l'action dramatique. L'invraisemblance vient, je l'affirme avec conviction, des ellipses et du style du conte philosophique : cherchons-nous le réalisme, par ex., dans le personnage de Zadig ?
Cit :
« - Monsieur le Professeur, je crois que je suis un drôle de crétin, conclut Franz après quelques instants de silence et d'intense réflexion. J'ai autant de cervelle que nos moutons bêlants de Haute-Autriche.
- Mes compliments, la lucidité est la condition première du progrès sur soi.
- Parce que, vraiment, je me demande quelle importance peuvent bien avoir mes petits soucis idiots à côtés de tous ces événements, dans ce monde qui est devenu fou.
- À cet égard, je peux te tranquilliser. D'abord, les soucis qu'on se fait à cause des femmes sont généralement idiots, certes, mais rarement petits. Ensuite, on peut inverser les termes de la question : quelle est la légitimité de ce qui se passe dans ce monde devenu fou, comparé à tes soucis ? » (p. 137)
« "[…] Est-ce qu'il se pourrait que votre méthode du divan ne fasse que détourner les gens des chemins confortables où ils usaient leurs semelles jusque-là, pour les expédier sur un champ caillouteux totalement inconnu, où il leur faut chercher péniblement un chemin, sans savoir à quoi il peut bien ressembler ni même s'il débouche quelque part ?"
Freud leva les sourcils et ouvrit lentement la bouche. » (p. 141)
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