En Suède, les insulaires d’Öland aiment se raconter des histoires horrifiques quand vient le crépuscule, à l’heure trouble où les contours sont indistincts. Les repères s’évanouissent, les brumes marines s’étalent. Un jour de septembre 1972, un jeune garçon décide de passer le mur et d’aller explorer les alentours. Le brouillard est dense. Il se perd dans la lande mais finit par rencontrer Nils Kant, l’aimable croquemitaine de l’île. L’enfant disparaît sans laisser la moindre trace. Julia, la jeune mère, sombre dans la culpabilité, l’alcoolisme et la dépression. Elle n’arrive pas à faire le deuil de son fils. Vingt ans plus tard, Gerlof Davidsson, le grand-père, reçoit par courrier une chaussure que Julia reconnaît avoir appartenu à Jens, son fils disparu. Julia est brisée, Gerlof vieux et pétri de rhumatismes. Comment vont-ils se remettre debout, retrouver les traces enfouies et lutter contre un ennemi invisible qui tue dans l’ombre ? L’ami de Gerlof, Ernst Adolfsson, sculpteur à Stenvik, sur l’île d’Oland, est retrouvé écrasé sous l’une de ses œuvres, au fond de sa carrière de pierre. La police locale représentée par Lennart Henriksson conclut un peu trop hâtivement à une mort accidentelle mais Gerlof sait que son ami a été assassiné car il enquêtait aussi sur la disparition de Jens et semblait avoir flairé une piste prometteuse.
Le roman de Johan Theorim est construit sur trois temporalités, l’année 1972 quand Jens disparaît, le passé, débutant en juillet 1936 alors que Nils Kant est un jeune garçon et se poursuivant jusqu’à recouper le jour fatidique de septembre 1972 à la fin du livre, Nils étant devenu adulte, nanti d’une renommée diabolique et enfin le présent avec le déroulement de l’enquête menée par le grand-père, la mère et l’« aide » indirecte du policier Henriksson. La construction temporelle est porteuse de suspens. Qui est vraiment Nils Kant ? Qui manipule qui ? Dans quel but ? L’intrigue est prenante mais l’intérêt majeur réside plutôt dans le traitement des personnages et l’impossibilité pour le lecteur à situer précisément le bien et le mal en chacun d’eux. Ils portent des zones d’ombre que l’heure trouble accentue encore. Le style est simple, direct, sans fioriture mais les mots sont précis et contiennent une profonde émotion en filigrane. Le dénouement est à la hauteur d’un excellent polar avec un retournement de situation inattendu. Gerlof, marin retraité, s’investit dans son rôle d’enquêteur privé qu’il improvise à mesure, convaincant tant dans ses ruminations que dans son laconisme. Julia pourrait taper sur les nerfs du lecteur par son apathie et ses lamentations mais son désespoir palpable la rend vulnérable, tragique et magnifique. Nils Kant est étonnant. Il porte en lui la force brute de la jeunesse, son aveuglement mais la vie le charge. Pourtant, son intransigeance et sa volonté farouche sont tour à tour des qualités essentielles et des défauts rédhibitoires. Retrouver l’estime de soi, évacuer la culpabilité, faire le deuil du passé afin de se délester afin de se tenir debout ; le roman est un vade-mecum de la survie dans le milieu abyssal d’un puits sans fond mais au-delà du brouillard à couper au couteau brille le feu follet de la rédemption.
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