[Lecture commune proposée à l'amie Swann, que je remercie de l'avoir acceptée.]
En ce IIIe siècle av. J-C., les trois royaumes hellénistiques (Ptolémaïque, Séleucide, Antigonide) s'affrontent impitoyablement pour asseoir leur puissance en Méditerranée et en Asie à la place des cités-états grecques déclinantes, à la veille du bouleversement encore plus important qu'apportera Rome. Dans ce climat d'angoisse pour la décadence hellène, la culture se replie sur soi et les écoles philosophiques, en particulier l'épicurienne et la stoïcienne, prônent d'abord une orthodoxie qui a pour vocation d'exclure les esprits ouverts et critiques.
La figure d’Ératosthène paraît douloureusement marquée par ces deux circonstances, à cause des hasards qui le conduisent au plus près de la cour d’Égypte et de ses intrigues sanglantes, ainsi que de son choix précoce de s'émanciper des courants philosophiques athéniens. Sa très longue vie, dont une grande partie fut consacrée à la direction de la fameuse bibliothèque d'Alexandrie, ne lui épargna donc ni guerres et autres adversités liées à la politique, ni hostilités intellectuelles contemporaines et posthumes, allégées seulement par quelques amours d'hommes et de femmes puissants et par l'amitié indéfectible de l'autre grand esprit de son temps, Archimède le Syracusain.
Les avancées de la pensée que Crouzet nous rapporte comme venant d’Ératosthène sont le dépassement de la dualité hasard-nécessité au profit d'une plus grande liberté individuelle, le décloisonnement des spécialités du savoir visant à ce qu'on appelle aujourd'hui l'interdisciplinarité, la transparence et le partage des connaissances entre pairs et sans hiérarchie, comme méthodes et comme éthique de la démarche de recherche des savants, l'invention d'une géographie, d'une cartographie, d'une représentation tridimensionnelle du Globe sur la base des relations des voyageurs croisées avec les mathématiques appliquées à la mesure de la Terre.
Le récit se déroule en chapitres aux titres élégants précédés de l'indication du personnage principal qui en fera l'objet, lequel est désigné ensuite par un simple pronom personnel : Ératosthène s'alterne donc à d'autres protagonistes, ce qui produit un effet dynamisant sur la narration. (Je trouve qu'une table complète de ces titres et sur-titres aurait été utile.)
Les 25 dernières pages de l'ouvrage comportent, regroupés sous la mention « L'avenir », des chapitres très succincts sur la postérité intellectuelle d’Ératosthène, à partir de l'an 140 av. J-C. jusqu'en 2014, qui visent à esquisser des possibles parallèles entre les problématiques du savant grec et notre monde contemporain, surtout eu égard aux raisons du si grand retard de l'Histoire à lui rendre justice. J'avoue que cette perspective, comportant également l'idée d'une communauté du savoir ouverte et « pair to pair » qui fait partie des idéaux (ou des utopies) de l'Internet m'avait beaucoup attirée dans cet ouvrage. À l'issue de la lecture, je trouve que cette esquisse n'a guère plus de consistance qu'une hypothèse jolie. Mais les connaissances me manquent pour trancher sur la question si la modernité des débats d'idées du IIIe s. mis en scène dans le livre appartient au romanesque, - s'il s'agit en quelque sorte d'une réécriture projective par ex. du stoïcisme selon notre entendement contemporain - ou bien si, en profondeur, l'inaudibilité du message et des aspirations d’Ératosthène, la détestation séculaire que sa personne a générée ne relèvent plutôt de cycles historiques, donc en quelque sorte de phénomènes plus invariables, que l'on peut aisément traduire dans des concepts d'une époque à l'autre – par ex. le repli sur un monde étriqué, fragmenté et plat (de préférence le sien propre) en temps de crise. Peut-être l'amie Swann pourra-t-elle nous éclairer sur ce point ?
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