Julien Gracq est un auteur qui m'effrayait... Il m'effrayait parce qu'il m'impressionnait -avant même d'avoir lu la moindre page écrite de sa main-, depuis que le très exigeant professeur de français qui, au cours de mes deux dernières années de collège, m'a définitivement rendue esclave -volontiers consentante- de la lecture, en a chanté les louanges, parant l'auteur de "La forme d'une ville" (déambulation au cœur de Nantes, où était accessoirement situé le dit collège) d'une aura quasi mythique.
Et il faudra bien un jour, que je m'attelle à la lecture de cet ouvrage qui évoque la ville de mon enfance, que j'ai quittée depuis longtemps maintenant, mais pour laquelle je garde un sentiment d'attachement un peu nostalgique.
Une fois encore, c'est Apo qui, au détour d'une proposition de lecture commune, m'a incité à dépasser mon appréhension (il a quand même réussi à me faire lire les 1000 pages d'un Mo Yan, alors que la lecture d'un autre de ses romans cinq fois plus court avait provoqué un ennui profond...).
Mon "premier Gracq" aura donc été ce roman publié à titre posthume, joliment intitulé "Les terres du couchant".
Dès la première page, une évidence s'impose : Julien Gracq a du style... du genre qui nécessite toute l'attention du lecteur. Lire en diagonale, laisser son esprit vagabonder en suivant d'un Neil distrait les aventures contées, est impensable. Les longues phrases travaillées, dont chaque mot a été choisi avec minutie, avec la volonté manifeste d'une précision absolue, requièrent toute votre implication.
La sensation que l'on retire ensuite, c'est de baigner dans une sorte d'intemporalité, et dans un monde spatialement indéfini. Certains termes évoquent une époque moyenâgeuse, et nous saurons simplement que Brega Vieil, bourgade où débute le récit, est située dans le "Royaume". Il y pèse une menace vague et lointaine, une rumeur insidieuse d'invasion barbare. Malgré les efforts de autorités pour minimiser ce danger en entretenant l'ignorance des citoyens, qui affichent d'ailleurs une certaine insouciance, l'armée ennemie, qui progresse bien plus lentement que les envahisseurs qui ont par les siècles passés troublé la tranquillité de Brega Vieil, le fait également de manière plus méthodique, semblant annoncer "une froide volonté d'extermination".
Le narrateur est administrateur terrien. Malgré l'interdiction faite aux aspirants combattants de rejoindre un front soi-disant hypothétique, il décide, avec quatre compagnons, clandestinement, d'y partir. C'est ainsi qu'ils parviennent à Roscharta, après avoir longuement parcouru des paysages désertés par l'homme, traversé une nature que l'auteur dépeint de manière abondante, foisonnante, méticuleuse, qui semble de ce fait développer une force de prolifération invincible, non pas hostile, mais indifférente à toute présence humaine.
Roscharta est une ville forteresse calée à flanc de montagne, face à laquelle stagne, pour l'heure, l'envahisseur. L'attente qu'y subit le narrateur, quelque peu désœuvré par l'inactivité, n'est pas sans évoquer celle que vit le héros du "Désert des tartares".
Cette lecture a été une expérience assez étrange. En partie parce que l'ambiance rendue par un contexte presque aussi vague qu'est précise l'écriture qui le décrit -et rien que ce contraste est d'ailleurs troublant-nous plonge dans une sorte d'incertitude à la fois abstraite et très prégnante. Autrement dit, la force d'évocation de l'écriture de Julien Gracq est telle, qu'elle parvient à nous imprégner de son histoire, bien que cette dernière donne par ailleurs une impression d'irréalité sans doute due à son contexte vague. Et paradoxalement, j'ai eu le sentiment que cette imprégnation se faisait à mon insu... je m'explique : à force de se concentrer sur chaque phrase, d'être obligée d'en relire certaines à deux reprises pour bien les appréhender, je finissais par croire le fond complètement accessoire, le récit n'étant qu'un prétexte à l'auteur pour développer sa complexe et poétique faconde... Et puis, une fois l'ouvrage refermé, j'ai réalisé que la forme, en incitant le lecteur à l'effort, à la concentration, était aussi, finalement, un moyen de l'impliquer, et de le marquer durablement..
Sans doute est-ce cela, la définition du talent d'écrivain : faire en sorte que les mots pourraient se suffire à eux-mêmes, mais qu'ils soient en même temps d'une telle justesse qu'ils vous pénètrent, presque malgré vous, de leur sens...
Alors, Julien Gracq m'impressionne toujours autant, mais c'est avec un plaisir anticipé que je m'imagine persévérer dans la découverte de son œuvre...
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