[Lecture inspirée par Kudry, que je remercie vivement pour deux raisons]
Tout au long de cette lecture longue et extraordinaire, je me suis posé ces questions : le caractère d'engagement social de l'auteur – sa critique d'un certain « esprit russe » ou simplement de la petite noblesse de son époque et de l'éducation qu'elle réservait à la jeunesse – primait-il sur la fiction et l'aspiration au réalisme complexe du personnage ; et même, émettait-il seulement un jugement de valeur sur Oblomov, comparé et opposé à Stolz, l'Allemand, ou sur l'oblomovisme ? Je n'ai pas la réponse. Il me semble possible que l'auteur ait changé d'avis au cours de l’œuvre, et peut-être même de conception de l'oblomovisme.
En effet le récit est clairement scandé en parties très différentes, dans le style, le temps de l'action, et justement le rapport au héros et à son apathie paralysante. Ces parties ne correspondent pas aux quatre « parties », que j'appellerais plutôt « livres », visibles dans le texte.
Ce que je qualifie de première partie présente Oblomov par contraste avec une ribambelle de visiteurs qui se présentent chez lui au cours d'une journée. Véritables types ou caractères à la La Bruyère, ils partagent tous avec Oblomov, sous la plume de Gontcharov, des traits ridicules ; l'effet comique est renforcé par l'abondance des dialogues, dans une théâtralité prémonitoire de l'absurde d'un Beckett ou d'un Ionesco, surtout dans les tirades entre Ilia Ilitch et son valet Zakhar. Oblomov qui a la flemme de faire sa toilette provoque l'hilarité.
Mais cette « Première partie » contient le célèbre « Songe d'Oblomov », (pp. 139-199) : une vraie nouvelle aux tons idylliques sur la nostalgie de l'enfance bucolique du héros. Ici déjà l'auteur montre de l'indulgence envers l'oblomovisme, presque de l'approbation :
« Ils n'ont jamais entendu parler de la vie dite laborieuse, de gens dont le cœur est tourmenté par des soucis et qui s'agitent on ne sait pourquoi, parcourant la surface du globe de pays en pays ou consacrant sans fin leur vie à une œuvre impérissable.
De même les oblomoviens croient difficilement aux soucis de l'âme ; ils sont loin d'identifier la vie à une circulation d'aspirations incessantes vers un lieu, vers un but. Ils craignent la flamme des passions pire que la peste. Si l'éruption d'un volcan intérieur dans l'âme de certains consume aussi leur corps, l'âme des oblomoviens, elle, se prélasse paisiblement, sans la moindre entrave, dans leur corps ramolli. » (p. 170).
La « Deuxième partie » s'ouvre avec l'apparition de Stolz. L'opposition s'installe. Mais n'oublions pas qu'Oblomov accepte d'accompagner son ami partout, dans la frénésie de son activité mondaine ; et là, on aperçoit pour la première fois la grandeur d'âme d'Ilia Ilitch :
« - Qu'est-ce qui te déplaît donc tant ici ?
- Tout. Cette course perpétuelle, cet éternel jeu de vilaines petites passions, l'avarice surtout, ces crocs-en-jambe qu'on se fait l'un à l'autre, ces commérages, ces ragots, ces mauvais coups, cette façon de vous toiser. […] Ces gens aux visages si dignes, si intelligents à première vue, ne savent dire que : "On a donné tant à un tel, tel autre a reçu un fermage." […] Tout cela n'est qu'ennui ! Où est l'homme dans tout cela ? Où est son intégrité ? Où est-il passé, comment s'est-il éparpillé en futilités ? » (p. 240).
Bientôt apparaît Olga, l'amour d'Oblomov, dont se composent l'intégralité de la « Deuxième partie » et de la « Troisième partie », qui se déroulent au cours d'un été et jusqu'au printemps successif, jusqu'à la p. 507, formant donc le récit le plus long de l'ouvrage. L'oblomovisme empêche l'éclosion de la relation amoureuse, rend les deux personnages principaux irréversiblement malheureux ; de nouveau, l'oblomovisme, sous les traits d'une sorte d'immaturité, de couardise et de procrastination asphyxiantes, semble dérisoire, mais non ridicule. Pourtant à un second degré, je ne peux m'empêcher de penser que c'est toute une conception des relations amoureuses, et de leur représentation littéraire de l'époque que l'auteur vise de sa plume acérée. Cette histoire nous tient en haleine mais ne m'inspire pas d'amertume pour le dénouement inaccompli... Surtout compte tenu des jugements rapportés dans les deux cit. précédentes. Oblomovisme poltron, contre sentimentalité d'Olga fleur bleue.
Enfin, la « Quatrième partie » qui s'étend sur environ une décennie, prend les tons des romans réalistes du XIXe s. : l'oblomovisme est encore présent mais presque en arrière-plan par rapport à la trame qui voit Oblomov en victime misérable d'abord, en homme comblé ensuite ; la vraie dialectique ici est celle entre la valeur morale du héros, provoquant la fidélité de Stolz et d'Olga ainsi que le dévouement d'Agafia Matvéevna d'une part, contre l'abjection des profiteurs.
« Et Oblomov lui-même ? […] il finit par décider qu'il n'avait pas à aller plus loin, qu'il n'avait plus rien à chercher, que l'idéal de sa vie s'était réalisé, bien qu'il fût sans poésie, sans ces couleurs avec lesquelles son imagination lui avait jadis dépeint la vie seigneuriale large et insouciante dans sa campagne natale, parmi les paysans et la domesticité.
[…]
Il triomphait intérieurement d'avoir fui ces exigences et ces menaces qui le tourmentaient et l'importunaient, d'avoir perdu de vue ces horizons où brillent les éclairs des grandes joies, mais où retentit soudain le tonnerre des grands malheurs, où miroitent des espoirs mensongers et de magnifiques fantômes du bonheur, où l'homme est rongé, consumé par sa propre pensée et tué par la passion ; où l'intelligence succombe ou triomphe, où l'homme mène un combat permanent et ne quitte le champ de bataille qu'exténué, mais toujours aussi insatisfait et insatiable. Lui qui sans avoir éprouvé de voluptés gagnées au combat y avait renoncé, ne se sentait calme que dans un coin oublié, étranger au mouvement, à la lutte, à la vie. » (pp. 642-643).
La chute même de ce grand roman est on ne peut plus ouverte. Le piège de la mièvrerie, ou du tragique grandiose, et la tentation du nihilisme sont également écartés. Et la grandeur de l’œuvre, en conclusion, provient sans doute surtout de cette ouverture.
PS : Wikipedia recommande d'éviter l'édition Gallimard – Folio, et de lui préférer celle-ci, L'Âge d'Homme – Livre de poche, pour cause de coupures dans la traduction.
PPS : Un ami russophone m'assure de l'importance du nom du héros. Ilia (Ilitch) frappe pour sa banalité, Oblomov indique une "coupure", une "cassure", une "scission". Retour sur la lecture "sociologique" ?
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