J'ai toujours voué une admiration sans borne aux champions de natation.
Sans doute parce que je nourris personnellement pour ce sport une vieille aversion.
Enfin, soyons juste... ce n'est pas tant le fait de nager ou d'évoluer dans l'eau qui me répugne, mais celui de le faire à la piscine.
L'odeur de chlore, la résonance sonore, la promiscuité dans les vestiaires humides, sont devenues mes bêtes noires le jour où un professeur de natation chargé d'enseigner aux faibles élèves de CP que nous étions les rudiments de la brasse, a entrepris d'utiliser la méthode forte pour que j'accepte de plonger enfin la tête sous l'eau.
Tout ça pour vous dire que les conditions étaient réunies pour que j'éprouve d'emblée un certain respect pour Lidia Yuknavitch, pour qui les culbutes, les manières hommasses des nageuses poilues côtoyées dans les vestiaires (qui lui inspiraient un désir bestial) et les longueurs en apnée n'ont pas de secret.
Il faut dire qu'elle y a passé des heures, Lidia, à la piscine. Nager, c'était oublier, même temporairement, la perversité paternelle et l'apparente indifférence d'une mère alcoolique, ses angoisses irraisonnées d'enfant.
Mais Lidia n'est pas qu'une nageuse. C'est une femme à l'esprit torturé, que son passé traumatisant, profondément douloureux, a poussé à vivre des expériences extrêmes et autodestructrices. Sexe, drogue, alcool... les abus auxquels elle s'est livrée avec une sorte de rage effrénée, ont fait avorter sa tentative pour suivre des études au sein de l'université texane pour laquelle elle avait obtenu une bourse sportive.
Un concours de circonstances l'amène à participer à un atelier d'écriture dirigé par Ken Kesey (auteur, entre autres du sublime "Et quelquefois j'ai comme une grande idée" et de l'excellent "Vol au-dessus d'un nid de coucou"). Écrire va peu à peu s'imposer comme une évidence, le moyen de se libérer de la hargne et de la souffrance qui la rongent de l'intérieur.
Aussi, sous l'apparence de chaos qui dans un premier temps émane de "La Mécanique des fluides", provoquée par l'absence de logique chronologique dans la succession des souvenirs de l'auteure, se dessine une logique. Le lecteur assiste à la maturation de son besoin d'écrire, et aux difficultés, aux mécanismes complexes qui président à la concrétisation de ce besoin. Progressivement, Lidia Yuknavitch, en tant que femme et écrivain, apprend à maitriser ses pulsions désordonnées, brutales, pour laisser place à une expression plus apaisée de ses émotions. Elle parvient ce faisant -et c'est sans doute l'une des grandes qualités de ce roman- à conserver tout de même une intensité qui, alliée à une sincérité totale, contribue à doter son roman d'une puissance d'évocation hors du commun.
A tel point que certains passages sont difficilement soutenables. Lidia Yuknavitch, pour décrire le cauchemar que fut, de longues années durant, son existence, et les expériences extrêmes qu'elle vécut, malmène les mots (elle donne presque l'impression de les tordre...), assène au lecteur un langage cru et violent, une écriture saccadée. Le corps, avec ses fluides et ses pulsions, avec ses limites aussi, est omniprésent. Elle met ses tripes sur la table, mais l'étalage n'est finalement ni obscène ni gratuit. Parce qu'elle a appris à maîtriser le cataclysme que provoque son besoin d'expression, pour en tirer une œuvre littéraire à part entière.
Ainsi, "La Mécanique des fluides" n'est pas le témoignage racoleur d'une victime malchanceuse. C'est le récit d'une écrivaine, qui sait mettre son talent au service de son histoire. Si, en plus, cela lui permet de se libérer, et bien, tant mieux pour elle...
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