La Floride et les îles de la Grande Barrière, paradis factice bâti par l'homme à coups de tonnes de sable et de béton, villégiature ultra urbanisée pour retraités et touristes fortunés, barons de la drogue, mannequins européens et vieux dictateurs sud-américains...
Les domestiques chargés de l'entretien de cet Éden des temps modernes vivent quant à eux sur le continent, dans des ghettos assez éloignés pour ne pas en flétrir l'image.
Les enclaves protégées des classes moyennes séparent ces deux mondes que tout oppose.
Certains citoyens ne rentrent dans aucune de ces catégories. Regroupés sous le viaduc qui relie la terre aux îles de la Grande Barrière, ces intouchables, ces pestiférés, survivent au jour le jour, avec pour seuls biens les abris de fortune qu'ils se sont constitués en récupérant ici une planche, là une plaque de tôle... Ce lieu est le seul qu'ils peuvent occuper, puisque leur statut de délinquants sexuels en liberté conditionnelle leur interdit de séjourner à moins de huit cent mètres de tout endroit susceptible d'accueillir des enfants, un vrai casse-tête lorsque l'on vit en milieu urbain.
Parmi eux, Kid, vingt-deux ans, loge dans une petite tente en compagnie d'Iggy, un imposant iguane d'un mètre quatre vingt de long. Délaissé par une mère davantage préoccupée à collectionner les aventures masculines qu'à assurer son éducation, il a appris très tôt à se débrouiller. L'indifférence maternelle lui a aussi permis, en toute impunité, de s'adonner très jeune au visionnage intensif de films pornos sur internet. Le lecteur n'apprendra que bien plus tard ce qui lui a valu sa condamnation. Pour l'heure, le travail d'aide serveur qu'il exerce depuis sa sortie de prison suffit à subvenir ses besoins. Il a coupé tout contact avec sa mère, n'a pas d'amis, mais il sait composer avec la solitude, et l'isolement, qui lui pesait lorsqu'il était plus jeune, lui convient à présent.
L'irruption dans sa vie du "Professeur", homme au physique éléphantesque et à l'intelligence exceptionnelle, qui enseigne la sociologie à l'université, vient bouleverser sa routine. Cet étrange individu s'intéresse de très près aux délinquants sexuels, et souhaite étudier les mécanismes qui les ont amenés à commettre leurs délits.
Son but est de comprendre comment de jeunes gens en viennent, dans l'Amérique du XXIème siècle, à se retrouver coupés de tous et de tout, sans logement, ni travail, ainsi que le pourquoi de la progression de la délinquance sexuelle. Sa théorie est basée sur une explication conjoncturelle, ces hommes seraient les premiers à réagir à une évolution sociétale qui, à terme, risquerait d'influencer l'ensemble de la population. Le monde contemporain, saturé d'images, propose selon lui des représentations de l'être de plus en plus sexuellement excitantes. Hypocritement, les médias, les publicitaires, érotisent leurs produits, jouent sur l'attirance physique que les personnes dont ils exploitent l'apparence sont susceptibles de susciter chez les consommateurs. Et peu importe si ces personnes sont à peine pubères, réveillant ainsi des fantasmes pédophiles à peine conscients...
Pour le Professeur, la pédophilie est ainsi un dysfonctionnement sexuel engendré par une société dysfonctionnelle. En tentant d'analyser les raisons qui ont transformés des hommes comme Kid en délinquants sexuels, en abordant ces individus avec l’œil d'un anthropologue curieux, il leur rend leur humanité, les soulage du caractère monstrueux qu'il ont acquis aux yeux du reste de la population. Car ces hommes sont de véritables exclus, qui vivent -ou plutôt survivent- en essayant de conserver quelque dignité, à la frontière d'un monde qui préfèrent les oublier, et qui pour ce faire les relèguent le plus loin possible de son champ de vision.
Le Professeur croit à la réhabilitation, qui passe avant tout par une amélioration de l'image que ces rejetés ont d'eux-mêmes.
"Lointain souvenir de la peau" est un récit surprenant, qui prend des chemins inattendus, lance des pistes de réflexion, les développe, pour soudain bifurquer vers d'autres perspectives. L'une des constante du roman est de s'attacher à dépeindre le parcours d'êtres qui, par leurs différences -physiques, sociales, intellectuelles-, peinent à s'intégrer dans une société de l'uniformisation, où règne une frénésie consumériste qui tente d'annihiler les monstres qu'elle engendre.
Un texte dense et passionnant que je vous invite à découvrir au plus vite !
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