Sarah Waters serait-elle nostalgique de l'ère victorienne ?
On peut en tout cas imaginer son intérêt pour une époque qu'elle a utilisée comme cadre de ses trois premiers romans, dont "Du bout des doigts".
Avouons que ses intrigues et ses personnages trouvent parfaitement leur place au cœur de cette fin de XIXème siècle qui voit cohabiter conservatisme et progressisme, moralité et décadence. Et, ainsi que le montre l'auteure dans ce passionnant roman, ce n'est pas spécifiquement dans les bas-fonds londoniens que se nichent les manifestations d'une perversité qui s'accommode fort bien de la rigidité morale qui règne au sein de de la grande bourgeoisie victorienne...
Comme dans "Affinités" et "Caresser le velours", ses deux précédents titres, ce sont des femmes qui tiennent ici le rôle de personnages principaux, et de même, elle y évoque des amours lesbiennes.
Sue Trinder, orpheline dont la mère a été pendue pour meurtre, a été recueillie par Mme Sucksby, qui l'a élevée comme sa propre fille. Elle a ainsi grandi dans le borough de Londres, choyée, dans une maisonnée bruyante et animée, repaire de brigands de toutes sortes.
Mais voilà que Sue quitte cette atmosphère gouailleuse et populeuse pour la morne et silencieuse grisaille d'une vaste demeure de la campagne anglaise. Elle le fait à la demande de Gentleman, un habitué de son foyer d'adoption, qui sollicite son aide pour mener à bien un "coup" destiné à l'enrichir. La victime de ces manigances est Maud Lilly, jeune fille naïve dont son oncle a la charge. Ce dernier, bibliophile d'un genre particulier, cloître sa nièce dans la demeure évoquée ci-dessus, et la fait travailler avec lui sur le projet d'un index littéraire.
Gentleman, ayant appris que Maud est la bénéficiaire d'un important héritage, qu'elle ne percevra qu'à condition qu'elle se marie, a entrepris de la séduire. Pour pouvoir concrétiser ce projet, il a fait engager Sue comme femme de chambre de celle qu'il espère être sa future épouse...
On comprend aisément l'intérêt d'avoir situé l'intrigue de "Du bout des doigts" sous le règne de la reine Victoria. Cela permet en effet à Sarah Waters de mettre l'accent sur les contradictions présentes au sein de la société anglaise, et de nous en faire découvrir une facette méconnue. Sous les apparences de rigueur morale et de pudibonderie que l'on associe à cette période, se dissimulent goût du plaisir, et un intérêt pour la sexualité que l'on exprime non pas certes au sein des familles, mais dans des lieux qui y sont dédiés, ou en s'adonnant à la littérature pornographique, par exemple.
Les héroïnes de Sarah waters reflètent ces contradictions. Tour à tour naïves ou manipulatrices, sentimentales ou sensuelles, elles font parfois preuve d'une duplicité qu'il est difficile de leur reprocher. En effet, bien qu'à la fin du XIXème siècle se profilent, en Angleterre comme en Europe, les prémices d'une émancipation féminine, le "sexe faible" est encore loin de pouvoir jouir d'une quelconque indépendance, sociale ou morale. Les manœuvres et les mensonges utilisés par les protagonistes de Sarah Waters ont en partie pour but d'accéder à une liberté qui leur a toujours été refusée.
Un autre des avantages à situer le récit dans le contexte victorien, c'est que d'emblée, il se teinte d'une atmosphère particulière, à la fois sordide et haute en couleurs lorsque l'on fréquente les bas quartiers de Londres, sombre et pesante lorsque l'on s'égare dans les longs couloirs inhospitaliers de la demeure des Lilly.
Et précisons pour finir que l'auteure maîtrise à la perfection tous les aspects de son roman, qui allie suspense (l'auteure nous réserve un retournement de situation, dont, bien sûr, je ne vous dirai rien), aventure et mystère, et nous propose de complexes et fascinants portraits de femmes.
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