Lorsque cet essai a été écrit dans les dernières années du siècle passé, la diffusion exponentielle du réseau Internet en Amérique constituait un véritable engouement, en même temps que se répandait le concept de « cyberespace », issu de la science fiction environ quinze ans auparavant. Alors que l’apparition d’une technologie ne justifie jamais à elle seule aucune ardeur chez ses utilisateurs, le postulat brillant de l’auteure a été de se pencher sur la racine du terme composé qui la désignait : « espace ». L’autre postulat fertile a consisté dans la mise en relation de ce zèle technologique avec une quête spirituelle voire religieuse, également d’actualité là-bas comme ailleurs.
En découle la problématique du livre : l’archétype de notre conception de l’espace, depuis plus de deux millénaires, est fondé sur un dualisme entre espace physique et espace spirituel, qui se retrouve encore chez Descartes – res extensa vs res cogitans – ; cependant, une lente évolution de la pensée occidentale à partir du XIIIe siècle et culminant avec la révolution copernicienne a surdéveloppé l’espace physique au détriment de l’autre, jusqu’à aboutir à une conception devenue moniste : celle des théories physiques de l’hyperespace découlant de la relativité générale d’Einstein et travaux successifs. En quelque sorte orphelins d’un lieu où situer notre paradis – et accessoirement notre enfer – qui n’ont plus leur place dans les cieux de l’astrophysique, nous nous ruons à les chercher dans le Web, qui possède toutes les caractéristiques d’un nouvel espace non-physique. L’image de la Jérusalem céleste est donc devenue une vision religieuse du cyberespace et le besoin perçu de celui-ci répond à la quête de celle-là.
La démarche de Margaret Wertheim consiste dans une histoire intellectuelle de la notion d’espace, sous forme interdisciplinaire. Le point de départ choisi est Dante, dont le voyage de La Divine comédie constitue l’aboutissement du dualisme de la conception médiévale de l’espace : elle est à la fois la cosmographie de « l’espace-âme » chrétien et une description d’un espace physique, géographique et sensible. Presque en même temps que Dante l’écrit, Giotto peint la chapelle des Scrovegni à Padoue, et pour la première fois, bien avant que la Renaissance ne codifie les règles de la perspective, il commence à introduire dans ses fresques des éléments de volume, des illusions de profondeur, artifices visant à donner l’illusion que les scènes se déroulent dans le même espace physique où le spectateur se trouve … Dans les siècles suivants, la parole revient aux astronomes, qui progressivement rendent l’espace céleste aussi euclidien que le terrestre : un espace cosmique homogène et infini ; Nicholas de Cusa, Copernic, Galilée, Kepler, Descartes, enfin Newton… Cette conception de l’espace universel ne tenait portant pas compte du temps : la science ne se mêlait pas encore de la Création. Cela dura jusqu’aux découvertes d’Edwin Hubble dans les années 1920. Ensuite ce fut le Big Bang, les équations de Maxwell sur la nature de la lumière, les travaux sur les géométries non-euclidiennes qui permirent à Einstein, avec sa relativité générale, de concevoir une théorie purement géométrique de l’espace-temps. Enfin vient Hawking et les trous noirs, pendant que les équations d’espace multidimensionnel (jusqu’à 11 dimensions) préfigurent un hyperespace qui comprend la totalité du réel, jusqu’à englober matière, gravitation et électromagnétisme comme ses sous-ensembles. Mais où donc est fini le cogitans ?
Le cyberespace n’est pas un espace physique ni n’est sujet à ses lois : ses sites, ses nœuds, son expansion, son réseau labyrinthique n’ont pas grand-chose à voir avec un volume géométrique (peut-être en sommes-nous réduits à un espace monodimensionnel ?), bien qu’il ne puisse se passer de tout ce qu’il y a de plus physique : ordinateurs, fibres optiques, électricité, satellites de télécommunications… Les usagers, très précocement, se sont inventé un espace fantastique et ludique, basé sur les jeux de rôle, avec les « domaines multi-usagers » (MUD) et, à l’instar des récits de science fiction, ils ont ressenti très clairement que, par ces constructions imaginaires rétroactives, ils pouvaient justement se soustraire à l’espace physique du quotidien, et même qu’une pratique de construction du soi virtuel pouvait se produire, y compris à des fins thérapeutiques. Au-delà de la communication et de l’information, le cyberespace devient donc un « espace du soi », où le sexe, l’âge, le statut social, le corps et sa santé, les conflits et même la mort n’ont plus de prégnance car ils peuvent être contournés. De même, parmi les informaticiens concepteurs, la vision de cet espace s’est très vite imprégnée de connotations tirées du mysticisme chrétien : un espace d’omniscience, de l’incorporalité, d’immortalité (rêvée) : toute une hiérophanie de l’information, toute une métaphysique littéralement pythagoricienne… doublées d’une quête du Graal. Même du côté sociologique et politique, le cyberespace s’est vu investi d’une charge utopique : utopie d’une communauté parfaitement égalitaire libérée des tyrannies du pouvoir, du genre, de l’ethnie, du lieu de résidence, du revenu (on ne parlait pas encore de fracture numérique)… Ensuite il y aurait le débat sur la gratuité des contenus, mais ça non plus, ce n’était pas encore d’actualité.
J’adore ce genre d’ouvrages, cette démarche en histoire intellectuelle ; l’interdisciplinaire me donne aussi un goût naïf d’humanisme style Renaissance ; j’apprécie particulièrement enfin le style des essais anglo-saxons qui les rend si accessibles, si fluides à la lecture – c’est peut-être aussi un mérite de la langue anglaise. Certes, quatorze ans après la publication, ce sont surtout les derniers chapitres sur le cyberespace qui ressentent du vieillissement : aujourd’hui l’ « espace du soi » est beaucoup plus évident grâce aux blogs et sans doute aux sites de rencontres, et il n’est pas nécessaire de s’attarder autant sur les jeux de rôle. Peut-être la quête mystique a-t-elle été refroidie parce que l’argument « infernal » a fini par prendre au moins autant de poids que l’argument « paradisiaque » chez les commentateurs de la réalité virtuelle (mais l’auteure l’avait déjà anticipé avec perspicacité). Le terme même de « virtuel » s’est imposé au détriment de « cyber- », signe que la réalité de cet espace non-physique n’est plus à démonter. La démonstration se ferait aujourd’hui autrement, mais la thèse n’en est pas pour autant infirmée, ni n’est à mon sens évidente au point de pouvoir se passer d’une quelconque démonstration. Surtout, ses corollaires à découvrir sont encore innombrables concernant les motivations qui nous poussent à être… ici-même !
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