Qui aurait imaginé que Li Guangtou, devenu célèbre à 14 ans après s'être fait surprendre en plein délit de voyeurisme, alors qu'il reluquait les fesses des femmes dans les toilettes publiques, deviendrait le "nabab" du bourg des Liu ?
"Brothers" débute au moment où ce richissime quadragénaire pense à la réalisation de sa dernière lubie : s'offrir un vol à bord de la navette spatiale Soyouz. N'ayant plus aucune famille depuis la mort de son frère trois ans plus tôt, il réalise en même temps le poids de sa solitude.
Le récit fait ensuite un bond en arrière d'une trentaine d'années, pour décrire le destin incroyable qui a mené Li Guangtou à la position qu'il occupe aujourd'hui, et évoquer la relation très forte qui l'a uni à son frère Song Gang. Les deux garçons n'étaient pas frères de sang, mais furent réunis par le mariage en seconde noce de leur parent respectif. Devenus orphelins suites à différents événements dramatiques, ils restèrent profondément liés, jusqu'à ce que l'amour pour la même femme les sépare...
L'univers de Yu Hua oscille entre la truculence du roman d'aventures et la fantaisie du conte, nous permettant d'avaler sans effort les quelques milles pages de l'édition de poche !
Il déploie un humour tour à tour absurde ou bon enfant, parfois caricatural, dotant ses personnages d'une outrance théâtrale. Le lecteur rit du cabotinage des uns, de la mauvaise foi des autres, des situations parfois improbables que vivent les héros, sous les commentaires acerbes, souvent mal intentionnées, des membres de la communauté, car dans le bourg des Liu, tout semble relever du domaine public : les affaires privées ne le restent jamais longtemps, les réputations se bâtissent en un tour de langue, les jugements sont prompts et pas toujours avisés...
Cet humour permet à l'auteur de traiter sur le ton de la farce un propos finalement bien sombre. Les aventures de Li Guangtou et de Song Gang sont en effet indissociables, et même révélatrices du contexte historique que connaît la Chine des années soixante à l'aube du XXIème siècle, et dont certains épisodes sont particulièrement sanglants... Les scènes de torture collective, par exemple, pratiquées à l'occasion de la révolution culturelle par les gardes rouges, sont presque insoutenables de violence.
Sous l'aspect faussement bonhomme de ses personnages, Yu Hua laisse ainsi affleurer la prédisposition des individus à la cruauté et à l'opportunisme. Tout comme le talent qu'il déploie dans l'art de la caricature lui permet de mettre l'accent sur les limites de l'autoritarisme, du dogmatisme, qui s'adresse davantage à la lâcheté et à la soif de pouvoir des hommes, qu'à la part de tolérance ou de sagesse qu'ils peuvent avoir en eux.
On assiste, à l'échelle du bourg des Liu, à l'évolution que connaît la Chine dans la deuxième partie du XXème siècle. Évolution économique et politique, la terreur de la révolution culturelle faisant place à différentes phases de réformes amenant à un communisme "modéré", pour finalement faire place à une économie de marché qui se nomme du bout des lèvres... Évolution aussi des mœurs, l'hypocrite pudibonderie moralisatrice des années 60 et 70 étant remplacée par une sexualité qui se veut libérée mais dont l'expression finit par verser dans un exhibitionnisme de mauvais goût.
Pour conclure, ne vous arrêtez à l'atmosphère cocasse et débonnaire qui semble de prime abord se dégager du récit : tout n'y est pas si simple qu'il y paraît, à l'image du duo que forment Li Guangtou et Song Gang, dont les personnalités sont finalement plus complexes que l'auteur nous le laisse à penser dans un premier temps.
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