Je suis noir et je n'aime pas le manioc / Kelman Gaston. – Paris : Max Milo Editions, 2003, 182 p. – Coll. Mad. – ISBN 2-914388-54-3
Entre agacement, ironie, humour, souvent à partir d'anecdotes, d'histoires vécues, l'auteur dénonce ce qu'il désigne comme un racisme de stigmatisation et d'essentialisation. Il définit la stigmatisation comme le fait d'attribuer à une race des caractéristiques comportementales immuables, qui se transmettraient sans aucune place pour la société, son rôle dans l'éducation et la construction des identités (tout comme le chien aboie, l'âne braie et le cheval hennit, peu importe le pays où ces animaux vivent). Le mécanisme d'essentialisation convainc la victime qu'elle entre dans la catégorie que l'on a dressée pour elle. Gaston Kelman « voudrait que la fraternité recouvre la nouvelle France dont la diversité n'englobe plus seulement l'Auvergne, la Normandie ou la Corse, mais aussi le Négro-Africain, l'Indo-Tamoul ou l'Arabo-Berbère ».
Pour vous mettre en appétit, je vous livre une de ces histoires vécues que j'évoquais tout à l'heure : « Je suis allé un jour faire les formalités administratives à la sortie de mon fils qui avait été hospitalisé pour je ne sais plus quelle maladie infantile. La dame préposée au recueil des informations a relevé mon identité, puis elle m'a demandé ma profession. Je lui ai dit que j'étais urbaniste. Elle ignorait ce qu'était un urbaniste. C'était normal ; à voir sa petite tête, on comprenait que les Blancs n'auraient pas découvert le cerveau grâce à elle. Je prends tout le temps qu'il faut pour lui expliquer que j'étais cadre (j'ai prononcé le mot, je vous jure), directeur de l'Observatoire urbain. La dame a pianoté sur le clavier de son ordinateur, a tiré une fiche, l'a lue puis me l'a tendue. J'ai alors découvert que j'étais ouvrier spécialisé ».
Certaines prises de position de Gaston Kelman surprendront peut-être ou choqueront peut-être quelques lecteurs : « Parents, ne laissez plus les gamins de cinq ans traîner dans la rue. Ils ne sont surveillés par personne et deviennent la proie des requins et de la délinquance. Et vous, politiciens à courte vue et intellectuels prétentieux, arrêtez vos débats surréalistes de naïveté ou peut-être de perversité, qui parlent de la liberté des enfants quand un maire courageux et responsable préconise le couvre-feu à minuit pour les enfants de douze ans non-accompagnés. Est-ce que votre enfant de moins de douze ans se retrouverait dans la rue à minuit, sans être accompagné par un adulte ? Votre attitude prétendument libérale n'est-elle pas un refus manifeste d'assistance à enfant en danger, un racisme intellectuel et de gauche, absolument liberticide ? »
Je sais que mon obsession de la recherche du mot juste peut agacer. Mais je crains bien plus encore que ma recherche de la nuance et de l'exactitude dans la pensée ne soit ressentie comme un déni de la réalité (j'ai mesuré par moi-même à quel point le déni de ce que l'on vit peut être blessant). Ces précautions oratoires une fois prises, je rapporterais les faits examinés par l'auteur au phénomène des stéréotypes, des idées toutes faites relatives à la couleur de peau plutôt qu'à celui du racisme proprement dit. Les différences de couleur de peau ne sont malheureusement pas les seules différences à engendrer des stéréotypes : d'autres sont relatifs à la nationalité (pour une couleur de peau identique), au genre (masculin ou féminin), ou même à la corpulence (les gros ou les grosses sont censés manquer de volonté, avoir un appétit de jouissance plus grand que les maigres), et ces stéréotypes ne sont pas moins blessants pour ceux qui en sont victimes.
Personnellement, je réserverais le terme de racisme à l'opinion selon laquelle les êtres humains seraient divisés en « races » inégales. Il me semble en effet que certains manifestent de l'hostilité à la cohabitation avec des personnes d'origine étrangère sans pour autant les considérer comme inférieures. J'accepterais aussi l'argumentation de Véronique Genest selon laquelle « phobie » signifie « peur » et que l'on peut donc être « islamophobe » sans être ennemi de l'islam (ceci dit, à l'occasion d'un débat télévisé, elle et une autre femme que je ne connaissais pas m'ont paru plus hostiles qu'effrayées). Les langues sont suffisamment riches pour nous offrir la possibilité de nuancer autant que nous pouvons le souhaiter. J'ai déjà eu l'occasion de dire dans une autre note que, dépourvu de notoriété, je n'avais aucune chance de voir passer dans l'usage des néologismes de mon cru. Mais en l'occurence, la langue grecque nous permettrait de distinguer l'aversion envers qui est étranger (xénoapostrofie) ou envers qui est autre (alloapostrofie), l'hostilité envers qui est étranger (xénoechthrie) ou envers qui est autre (alloechthrie), la guerre à qui est étranger (xénopolémie) ou à qui est autre (allopolémie).
Mais comme on dit familièrement : « Moi, j'dis ça, j'dis rien ! »
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