"L'aveuglement" désespérait sur ma PAL depuis de longs mois que je daigne un jour lui accorder un peu plus qu'un vague regard fuyant...
Je l'avais, certes, bien feuilleté distraitement, mais j'avoue que ce rapide examen m'avait effrayée : voici un roman dont le texte se présente tout d'un bloc, avec pour unique ponctuation des virgules (très nombreuses, car les phrases sont souvent très longues) et des points, pas de guillemets ni de retour à la ligne pour introduire les dialogues, aucun alinéa... j'imaginais tout cela d'une densité bien indigeste !
Et d'après ce que j'ai cru comprendre, José Saramago a écrit tous ses romans sur ce même modèle. Personnellement, je ne vois pas très bien ce que cela apporte au récit, à part peut-être l'instauration d'un rythme de lecture particulier imposé par l'auteur ? Ceci dit, je serais de mauvaise foi si j'affirmais que cette caractéristique stylistique m'a gênée durant ladite lecture. En réalité, je m'y suis rapidement accoutumée, pour m'immerger totalement dans une intrigue qui s'est avérée particulièrement prenante.
Cela commence avec une épidémie de cécité fulgurante et extrêmement contagieuse. Tant qu'elle ne touche que quelques dizaines d'individus, les autorités contrôlent plus ou moins la situation, en plaçant en quarantaine les personnes atteintes ainsi que leurs proches, soupçonnés d'être porteurs du mystérieux virus. Seulement, la maladie s'étend si rapidement que les responsables chargés de maîtriser ladite situation sont débordés, d'autant qu'ils ne tardent pas eux-mêmes à être contaminés... et c'est le début du chaos. Les villes se retrouvent privés d'électricité et d'eau courante, les lieux de quarantaine sont de moins en moins approvisionnés en nourriture, alors qu'ils accueillent de plus en plus de monde.
C'est dans l'un de ces centres de quarantaine que se déroule la majeure partie du récit. Nous y suivons plus particulièrement un groupe des personnes ayant contracté "le mal blanc" (puisque c'est ainsi qu'est surnommée cette étrange cécité) au début de l'épidémie. Parmi elles, un femme n'a pas été contaminée, mais a feint de l'être dans le but de rester auprès de son mari, ophtalmologue. Elle utilise cet avantage pour venir en aide à ses compagnons de fortune, sans toutefois leur avouer qu'elle voit, de peur de devenir l'esclave des quelques dizaines d'aveugles qui peuplent bientôt les lieux. Dans cet espace qui devient vite confiné, et où la nourriture vient bientôt à manquer, les natures se révèlent. Certains font preuve de sansg-froid et d'esprit de solidarité, mais beaucoup se montrent agressifs, égoïstes, voire violents, allant jusqu'à profiter abusivement de la situation.. .
"L'aveuglement" m'a donné le sentiment d'être une expérience à laquelle se serait livré l'auteur dans un laboratoire issu de son invention. Comme s'il s'était dit : "imaginons un monde où l'homme ne verrait plus. Quelles seraient les conséquences de cette cécité généralisée sur son comportement, sur ses relations avec autrui ?"
D'ailleurs, l'anonymat dont il entoure ses personnages, qui ne portent ni nom ni prénom, mais qu'il désigne par certaines caractéristiques, physiques ou autres ("la jeune fille", "le médecin", "le vieillard au bandeau noir"), et l'absence de repère spatio temporel (il ne cite ni lieu ni date) contribuent à renforcer cette impression que ce récit est à la fois complètement imaginaire, tout en permettant à chacun de s'y reconnaître, de s'identifier à l'un des héros.
Passé un premier temps où l'individu devenu aveugle fait l'apprentissage de sa vulnérabilité et de sa dépendance, il devient ensuite de moins en moins soucieux de sauvegarder des apparences qui, par définition, n'existent plus, ou du moins sont faussées, puisque personne ne le voit ! Oubliées la pudeur, le besoin d'intimité physique, et le respect des "bonnes manières"... Comme si, finalement, l'homme ne se conduit en tant qu'être humain "civilisé" que parce qu'il est motivé par l'image qu'il renvoie à l'autre, et non par principe ou conviction.
Il m'a semblé évident que cet "aveuglement" était à comprendre au sens propre comme au sens figuré. L'intérêt de ce roman ne réside pas que dans son intrigue plutôt captivante. Il est également le prétexte d'une réflexion sur l'aveuglement de la conscience, qui génère irrespect d'autrui et abandon de toutes les valeurs que l'on ne peut mettre en œuvre que lorsque l'on "voit" l'autre : la solidarité, l'assistance et la compassion.
http://bookin-ingannmic.blogspot.com/