Me voici de nouveau subjugué par Belinda Cannone, dans son récent roman. Le thème, c'est l'ouïe extraordinaire dans l'assourdissant vacarme du monde. Le héros, un homme dans la cinquantaine, atteint d'hyperacousie congénitale, dont la vie très ordinaire, obsessionnelle, enfermée professionnellement dans une bulle de normale sordidité, sera bouleversée par trois rencontres. Avec une petite fille extrêmement douée, à l'ouïe encore plus aiguë que la sienne, qui lui fera vivre la Grande Pureté des rapports d'amitié et un certain retour à la nature; avec la mère de celle-ci, musicienne passionnée, qui le réhaussera au faîte de l'érotisme par le Grand Désir et par sa musique; avec un marginal SDF aux aïeux mongoles qui lui dévoilera quelques rouages inattendus du fonctionnement du monde politique contemporain (bribes d'analyse très intéressants sans être développées), en lui faisant rencontrer quelques figures de la Grande Colère. La forme du roman, c'est le quintette (il y a aussi parmi les personnages une matématicienne, Clotilde, mais elle nous intéresse moins), étant entendu qu'il s'agit là d'un véritable roman musical, de musique classique (bien sûr : faut-il rappeler les études de Cannone sur Mozart et sur le classicisme musical?), dont le raffinement des résonances et de la polyphonie entre les "voix" les cinq personnages est proportionnel à la structure de la composition. (Une structure qui, mais ce n'est qu'une sympathique remarque superficielle, nous est déjà suggérée par la trouvaille de commencer chaque nouveau chapitre par la dernière phrase du précédent.)
Et en parlant de structure musicale du texte, on ne peut faire abstraction d'une autre idée forte exprimée et caractérisant ce roman : le "kairos".
"[...] au fil des secondes une joie légère l'envahit, une reconnaissance infinie pour cette femme qui peut donner tant de plaisir à ses oreilles et [...] des moments si parfaits qu'il en a brusquement les larmes aux yeux. [...]
- Ce que vous venez de traverser, je l'appelle kairos, un instant hors du temps, instant d'exquise perfection. Je l'espère souvent. Je voudrais le susciter.
- Vous décririez ainsi votre écriture musicale?
- Oui. A ceci près que quand je travaille, ce que je vise est plus précis. Plus concret. Le kairos est, ensuite, l'effet souhaité sur mon auditeur.
- Que cherchez-vous, alors?
- Je dirais : à créer des structures complexes qui donnent du plaisir au fil de l'écriture, en cheminant, mais dont chaque moment ait un sens, une place dans la structure générale." (p. 123)
Si cela est un manifeste d'esthétique, le roman est entièrement réussi, à mes yeux.
Un seul petit bémol (mais c'est peut-être de l'immaturité de ma part ?) : j'aurais aimé lire systématiquement des description auditives fines de la part du héros Jodel; le monde perçu constamment et quasi exclusivement par l'ouïe.
Dans cet espoir, je me penche sans plus tarder sur Le Parfum de Süskind, espérant y trouver dans l'olfactif ce genre de descriptions.
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