Je referme à l’instant « Faux soleil » de Jim Harrison. Je suis perplexe. Je me dis qu’au final, il ne s’y passe pas grand-chose, et je me demande ce qui m’a tenue jusqu’au bout de ce roman. Un roman presque décousu… presque parce qu’il suit une progression chronologique, et qu’à aucun moment on ne s’y perd, mais un peu décousu tout de même, parce que la narration n’y est pas vraiment linéaire. Je m’explique : le narrateur, écrivain-journaliste dans une période de creux, décide d’écrire sur Robert Corve Strang, un spécialiste des grands barrages dans le monde, dont il a brièvement fait connaissance avec l’ex beau-père. C’est d’ailleurs ce dernier, en lui apprenant que son ex-gendre était un homme extraordinaire, qui a piqué sa curiosité. Robert, devenu infirme à la suite d’un accident, vit retiré dans un chalet au Nord du Michigan, en compagnie de la jeune et belle Eulia, une costaricaine qu’il présente comme étant sa belle-fille.
Bref, pour en revenir à nos moutons, la « non-linéarité » du récit tient au fait qu’il alterne entre les souvenirs de Robert, rapportés par le narrateur, les bandes enregistrées et retranscrites par ce dernier, sur lesquelles il livre les impressions nées de ses rencontres avec son sujet, et de l’impact qu’elles ont sur sa perception de lui-même, et enfin de passages narratifs plus traditionnels, qui dépeignent les séances d’interview, et divers autres événements.
Où réside l’intérêt de « Faux soleil » ? Et bien, dans l’écriture de Jim Harrison tout d’abord, une écriture très riche, sans être alambiquée, et qui possède un charme indéniable. Il tient ensuite dans la personnalité des deux protagonistes que sont Robert et le narrateur, et dans la nature de la relation qui se noue au cours de leurs entretiens. En effet, Strang est un homme très clairvoyant et intuitif, qui a vite fait de déceler les faiblesses et les états d’âme de ses interlocuteurs, et qui renverse souvent la situation en amenant l’écrivain à s’interroger sur lui-même. Cependant, il ne le fait pas avec l’intention d’humilier l’autre ou de prendre un quelconque ascendant sur lui, car il est aussi quelqu’un de généreux et de tout à fait pacifique, désintéressé de toute sorte de pouvoir et des biens matériels. C’est plus sa profondeur, ses choix de vie, sa simplicité, qui renvoie l’autre à ses manques et ses regrets, et lui provoque aussi une certaine terreur, ainsi qu’il l’avoue lui-même. Terreur face aux « crises » de Robert, dues à une épilepsie mal soignée, mais aussi face à la façon dont celui-ci assume totalement son éventuelle folie, face aussi à son optimisme déraisonnée quant à ses possibilités de retravailler un jour à ses fameux barrages. Une terreur née sans doute de la propre incertitude que nous nourrissons tous concernant l’assurance de maintenir l’équilibre entre raison et démence…
Le récit de Robert, de son enfance rude mais comblée d’affection, de ses rencontres avec les femmes qu’il a aimées, de ses missions sur des chantiers « loin du vacarme du monde, dans des lieux inaccessibles et inhospitaliers, loin de la réalité frelatée proposée par la télévision, le cinéma, ou les romans" -!-, aura finalement permis à celui qui l’a entendu de se réconcilier un peu avec lui-même.
C’est drôle, maintenant que j’ai rédigé ma critique, je me dis qu’il s’est passé plein de choses, dans « Faux soleil » !
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