Tout le monde a plus ou moins entendu parler des sorcières de Salem. La littérature comme le cinéma se sont d'ailleurs à plusieurs reprises, en prenant parfois une grande liberté avec la réalité, emparé de ce fait divers alimenté par les luttes intestines et une paranoïa puritaine, qui marqua les esprits pendant plusieurs décennies.
Pour rappel des faits, des jeunes filles de Salem Village, Massachusetts, à la fin du XVIIème siècle, accusent certains de leurs concitoyens de les avoir envoûtées. Ces accusations visent dans un premier temps trois présumées sorcières : Sarah Good, une mendiante, Sarah Osborne, une vieille femme peu appréciée par les villageois suite à une histoire d'héritage, et Tituba, esclave de Samuel Parris, le pasteur de Salem, dont la fille et la nièce sont parmi les accusatrices. S'ensuit une véritable épidémie de "possédées", dont certaines vont jusqu'à accuser leurs propres parents...
S'ouvre une multitude de procès, qui tous se terminent par la condamnation à mort de l'accusé pour sorcellerie, aucun acquittement n'est prononcé. Seuls ceux qui plaident coupable et dénoncent d'autres suspects, telle Tituba, évitent l'exécution capitale.
Atterré par le nombre d'accusations (au total plus de 300 personnes, une vingtaine étant au final exécutée), le gouverneur Phips, qui reprend l'affaire, interrompt le procès, et les derniers prisonniers sont libérés quelques semaines plus tard. Les fillettes à l'origine de l'affaire avoueront plus tard avoir agi ainsi "pour se divertir" et s'être "bien amusées". En 1711, une indemnité est versée aux victimes et aux familles.
Seule Tituba, noire et esclave, ne bénéficiera d'aucune excuse, d'aucune réhabilitation...
C'est pour pallier cette injustice que Maryse Condé a écrit "Moi, Tituba, sorcière". Elle y fait s'exprimer la jeune esclave, imaginant, de sa naissance à son retour après le procès de Salem dans sa Barbade natale, ce que fut son existence.
Fruit d'un viol perpétré sur sa mère par un marin blanc, Tituba se retrouve très jeune orpheline. Recueillie par Man Yaya, elle apprend de cette dernière l'art de la sorcellerie qui soulage et guérit. Man Yaya meurt alors qu'elle est âgée de quatorze ans. Elle vit alors,seule mais libre au cœur de la forêt, jusqu'au jour où, tombée amoureuse de John l'indien, esclave au service d'une vieille blanche acariâtre, elle enchaîne son destin à celui de cet homme, perdant ainsi son indépendance, et s'acheminant vers son funeste destin...
Maryse Condé nous livre avec cette Tituba un beau personnage, complexe et émouvant. Libre d'esprit, sensée, mais incapable de résister à l'appel de l'amour qui la perdra, elle oppose à l'obscurantisme chrétien et au puritanisme des blancs sa spontanéité et sa bienveillance. Femme rebelle, en quelque sorte avant-gardiste, elle ne supporte pas le mépris dans lequel sont tenus les noirs. Pour pouvoir rester près de son mari, elle accepte pourtant de le subir...
L'auteure prend le parti de faire de son héroïne une véritable sorcière, qui converse avec les morts, et réalise des sortilèges. Mais il s'agit d'une sorcellerie bienveillante, qui prend racine dans les bienfaits qu'offre la nature, qui est à l'écoute des émotions humaines. Le parallèle ainsi établi avec une religion blanche pesante, malsaine et culpabilisante, qui enferme ses ouailles dans des carcans de superstition, de peurs et de haine, non sans une amère ironie, est intéressant...
Mais avant d'être une sorcière, Tituba est une femme, ni puissante ni arrogante, simplement effrayée par l'injustice et la cruauté du monde, dont elle fera les frais, desservie sa couleur de peau et son statut d'esclave.
S'inspirant librement des faits réels, Maryse Condé met tout son talent de conteuse au service de cette belle mais triste histoire.
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